Jimmy Guieu – E.B.E. Alerte Rouge – Chapitre 5
Jimmy Guieu – E.B.E. Alerte Rouge – Chapitre 5
- Préface
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitre 3
- Chapitre 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8
- Chapitre 9
- Postface
- Bibliographie
« Le secret c’est mauvais, c’est antidémocratique, et ça finit toujours par coûter cher. »
Hubert Reeves
17 juin, sept heures quarante et une. Washington, la Maison-Blanche.
Veste immaculée, gants blancs, pantalon noir, le vieux valet de chambre déposa sur la table basse, près du bureau où le Président, matinal, travaillait déjà depuis une demi-heure, le plateau avec une grande tasse de thé, sucré d’une cuillerée de miel, additionnée d’un nuage de lait.
– Merci, Max, fit Alan Nedwick, la main posée sur le combiné du téléphone.
– Tout à votre service, monsieur le Président, fit le serviteur en repoussant un peu le coffret à cigares Pleïades pour mieux disposer le plateau.
Max Griffin, le valet de chambre, se retira, notant l’humeur plutôt nerveuse de l’homme d’Etat qui, à son entrée, avait gardé la main sur le téléphone, manifestement interrompu dans son intention d’appeler personnellement un correspondant. Attaché à la Maison-Blanche depuis une trentaine d’années, Max avait vu se succéder les présidents, à commencer par J.-F. Kennedy. Il connaissait leurs qualités, leurs habitudes, leurs travers, leurs intonations de voix. Le vieux serviteur n’avait pas besoin d’une longue observation pour savoir, par exemple, si le Président Nedwick, lorsqu’il lui apportait sa seconde tasse de thé (la première, il la prenait dans son lit, avant de faire sa toilette) serait de bonne ou de méchante humeur, préoccupé ou serein.
Et ce matin, le premier magistrat du pays manifestait de la nervosité. Son « Merci Max », trop sec, trahissait une préoccupation sérieuse.
S’éloignant en direction du hall, le valet de chambre marqua un temps d’arrêt, tourna machinalement la tête à ces bruits composites inhabituels : la tasse reposée avec une sorte de brusquerie sur la sous-tasse, un fauteuil heurté et, après quelques secondes, un soupir ou un gémissement étouffé.
Un malaise, peut-être ?
Le serviteur, indécis, sursauta violemment : une détonation assourdissante venait de précéder le bruit sourd d’un corps tombant sur le parquet. Avant qu’il n’ait pu se ressaisir, les hommes des services de sécurité et leur officier, Colt 45 au poing, faisaient irruption dans le couloir pour se ruer vers le « sanctuaire ». Le capitaine ouvrit la porte à toute volée et se figea sur le seuil du bureau ovale, pétrifié d’horreur : le Président des Etats-Unis d’Amérique gisait sur le dos, le visage éclaté, complètement défiguré par la cartouche explosive de fort calibre qu’il s’était tirée sous le menton ! L’index encore dans le pontet, sa dextre tenait un revolver Charter Arms 44 Magnum.
Sur le bureau, à côté de la tasse vide, une boîte de cartouches explosives, ouverte, portant la marque d’une manufacture de Norgross, Georgie : Bingham Ltd. Les six alvéoles vides attestaient que le désespéré avait garni le barillet tout exprès pour accomplir son acte tragique ; il ne s’agissait donc pas d’une arme chargée restant à demeure dans le tiroir du bureau. Outre l’odeur de poudre flottait une autre odeur, plus ténue : celle de l’ozone, peut-être.
– Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! ne cessait de répéter le vieux valet de chambre, brisé d’émotion devant le cadavre à la face ensanglantée.
Le vice-président Edmund Marsh, sur ces entrefaites, arrivait à la Maison-Blanche. Alarmé par le remue-ménage et le déploiement des services de sécurité autour de l’édifice et jusqu’en bordure de l’Elipse au gazon soigneusement tondu, il se hâta vers le bureau. Devant le spectacle, il eut un haut-le-cœur et porta son mouchoir à la bouche, l’estomac soulevé par l’envie de vomir ! Il parvint à se maîtriser, interrogea l’officier de sécurité, le valet de chambre qui bégayait, les yeux humides, ni l’un ni l’autre ne pouvant expliquer ni comment ni pourquoi c’était arrivé.
– Monsieur le vice-président, prévint le capitaine, sur le bureau se trouve une lettre qui vous est destinée.
L’intéressé prit l’enveloppe au libellé ainsi rédigé : A l’attention d’Edmund C. Marsh, vice-président des Etats-Unis d’Amérique. A n’ouvrir qu’après ma mort.
Bouleversé, Marsh décacheta l’enveloppe, et déplia lentement la lettre à l’en-tête très officiel de la Maison-Blanche. Il parcourut les premières lignes manuscrites et les relut, cette fois d’une voix sourde, enrouée par l’émotion :
– « Cher Ed. Que Dieu pardonne mon geste, dicté par la situation sans issue dans laquelle mes prédécesseurs et moi-même – sans l’avoir voulu – avons jeté notre pays ; une situation épouvantable qui… »
Le vice-président marmonna la suite de façon indistincte et acheva sa lecture, en cachant de son mieux une émotion nouvelle qui imprimait un léger tremblement à ses mains. Quel terrible secret révélaient donc ces lignes pour que le destinataire ait jugé bon de le garder pour lui ? Ses traits, déjà altérés par les pénibles minutes que tous ici venaient de vivre, se creusaient davantage et une lueur alarmante, un instant, ternit le gris acier de ses yeux. Il replia la lettre, la glissa dans sa poche et secoua sombrement la tête :
– Le malheureux a su très bien dissimuler son état : une profonde dépression nerveuse qui devait aboutir à cet acte de désespoir…
Avec une poignante affliction, il regarda l’affreuse bouillie sanglante qui tenait lieu de visage au chef de l’Etat et se comprima l’estomac ; une insoutenable nausée lui soulevait de nouveau le cœur. Il bredouilla une excuse et gagna hâtivement le cabinet des toilettes attenant au bureau ovale.
A leur tour, Steven Madow, le porte-parole de la Maison-Blanche et Andrew Ryan, assistant particulier du vice-président, aussi incrédules et remués que ceux qui les avaient précédés, se présentèrent bientôt au cordon de gardes déployés devant le péristyle.
Alertés dès la découverte du drame par l’officier des services de sécurité, Leonard Trenholm, le directeur du FBI et six de ses agents arrivèrent alors cinq minutes à peine venaient de s’écouler. Sis à la F Street, le siège du Bureau fédéral des Investigations est pratiquement voisin de la Maison-Blanche. Bien que davantage éloignés – Langley se situant à une douzaine de kilomètres à vol d’oiseau –, les hommes de la CIA n’arrivèrent que quelques minutes après les G. Men[1], en hélicoptère il est vrai, qui se posa sur le gazon, face à l’aile droite de l’édifice.
Flanqué de ses plus proches collaborateurs de la Central Intelligence Agency, Morris Newbury, grand, mince et blond (pas un cheveu blanc malgré ses soixante-trois ans), se hâta vers le portique aux colonnes ioniques. Il gagna prestement le bureau ovale, encombré de techniciens du FBI qui photographiaient, sous tous les angles, le cadavre méconnaissable, examinaient la pièce pouce par pouce, nantis de bocaux, récipients et de pinces brucelles. L’un d’eux récupérait délicatement des fragments d’os de la boîte crânienne et de la matière cervicale rosâtre projetée contre le mur. D’autres rassemblaient dans des sachets plastiques des morceaux de mâchoire, de dents, expulsés plus loin sur la moquette. Le projectile explosif avait littéralement brisé en maints endroits la face et la voûte crânienne de la victime.
Morris Newbury échangea une poignée de main avec le vice-président Marsh puis avec son homologue du FBI, Leonard Trenholm, moins grand, plus « enveloppé », le front dégarni. L’arrivée d’une Pontiac Bonneville, conduite par un chauffeur en livrée, leur fit machinalement tourner la tête vers la baie vitrée. De la luxueuse limousine, ils virent descendre un vieil homme, très droit, sans trace d’embonpoint, cheveux blancs, le visage resté énergique malgré les ans, que tous connaissaient fort bien : « Dear Harold », l’ex-patron de la CIA, éminence grise du Président des Etats-Unis, conseiller technique très écouté, aimé des uns, haï par d’autres, mais respecté par tous.
Du moins en apparence.
Il pénétra dans le bureau ovale passablement envahi, salua l’assistance d’un simple mouvement de tête, attristé, les traits décomposés par l’émotion et la douleur. Le vieillard s’approcha du corps, mit un genou à terre, sur la moquette grise et se pencha sur le magma d’os et de chair sanguinolent, qui avait été un visage ami. Harold Blackwood sembla se recueillir un moment, tête baissée, et lorsqu’il se releva, ses yeux étaient noyés de larmes. Il déglutit avec difficulté, s’éclaircit la voix avant de s’adresser au vice-président :
– L’on m’a dit que le Président avait laissé une lettre, sur son bureau, avant de… se suicider. Elle vous était destinée. Donnait-il les raisons de son geste ?
Edmund C. Marsh arrondit les épaules, dubitatif :
– Il parlait de l’extrême gravité de la situation internationale et s’accusait – en accusant aussi les Présidents qui l’avaient précédé – d’en être responsable, du moins en partie. Le reste n’était que divagations ; le pauvre Alan, surmené, versait dans la schizophrénie, victime d’un très grave état dépressif que nous ne soupçonnions pas.
Leonard Trenholm, le directeur du FBI, crut devoir toussoter, comme pour atténuer son embarras mais en le soulignant hypocritement par ce raclement de gorge :
– Il est bien dommage, monsieur Blackwood, que l’intense émotion éprouvée par monsieur le Vice-Président lui ait fait détruire la lettre en question, sitôt lue.
– Après une brève contraction de ses masséters – douleur ou contrariété ? –, Edmund Marsh confirma :
– J’ai agi inconsidérément, je le reconnais maintenant, mais j’ai eu un malaise en voyant le… l’affreuse chose sanglante… qu’était devenu le visage d’Alan. Je me suis rendu aux toilettes, l’estomac soulevé. Machinalement, j’ai froissé la lettre et tiré la chasse d’eau.
Le vieillard effleura à peine du regard Newbury, son successeur à la tête de la CIA et Trenholm, le directeur du FBI, avant de pousser un soupir accompagné d’un hochement de tête.
– Je comprends, Marsh. L’émotion… Nul ne saurait vous en blâmer… même en déplorant la perte de ce document historique…
Leonard Trenholm se mordilla imperceptiblement les lèvres et sembla suivre un instant des yeux le vol d’une mouche, tout en notant avec quelle habileté ce vieux renard du renseignement qu’était « Dear Harold » avait su absoudre Marsh tout en rappelant incidemment l’inqualifiable faute commise en détruisant la lettre du défunt. A l’évidence, ces deux hommes ne s’aimaient pas et lui, Trenholm, devrait soigneusement veiller à ne pas placer son doigt entre l’enclume et le marteau.
Nul besoin d’attendre les prochaines élections pour élire le nouveau Président. L’article 25 de la Constitution des Etats-Unis était clair et sans équivoque : « En cas de destitution, de décès ou de démission du Président, le vice-président deviendra Président. » Le même article stipulait : « En cas de vacance du poste de vice-président, le Président nommera un vice-président qui entrera en fonction dès que sa nomination aura été approuvée par un vote majoritaire des deux chambres du Congrès. »
L’amitié et l’estime que Marsh portait à Morris Newbury autorisaient à penser que ce dernier avait des chances d’être nommé au poste devenu vacant. Dans de telles conditions, raisonnait Trenholm, mieux valait ne pas montrer ce qu’il pensait du geste inconsidéré induit par l’émotion du vice-président, successeur légal d’Alan Nedwick…
Harold Blackwood, une nouvelle fois, remua la tête puis s’adressa simultanément à Marsh et au patron du FBI :
– Inutile d’insister sur la nécessité de demeurer dans un flou pudique quant aux résultats de l’autopsie qui sera pratiquée…
Le tout récent « ex »-vice-président et le directeur de la CIA échangèrent un coup d’œil fugitif qui soulignait un mélange d’incrédulité et de gêne. Marsh fut le premier à réagir :
– Voyons, Blackwood, vous n’y pensez pas ? Une autopsie ? Sur le Président des Etats-Unis d’Amérique ? Le suicide est évident. Deux minutes à peine se sont écoulées après que Max, son valet de chambre personnel, lui avait apporté une tasse de thé.
Une tasse qui trônait, vide, sur la table basse…
L’ex-patron de la CIA parut à la fois surpris puis confus, comme on peut l’être après une bévue :
– Excusez-moi, j’aurais cru que… Je veux dire normalement…
Et de s’interrompre, patelin, en prenant à témoin le directeur du FBI :
– Après tout, pourquoi Alan n’aurait-il pas bu sa tasse de thé avant de se tirer une balle explosive sous le menton ? Sans doute son Colt 45, qui était toujours dans le tiroir de ce bureau (il désignait le meuble d’un mouvement de tête) était-il enrayé ?
Les G. Men et leurs collègues de la CIA (collègues d’une convivialité pas toujours évidente) concentraient opportunément leur attention sur le bout de leurs chaussures ou encore, à travers les baies vitrées, sur le vol des pigeons. Chacun s’efforçait de prendre un air dégagé, méditant les yeux ailleurs sur l’excellence de la non-implication des adeptes du Zen !
Sous les dehors de la courtoisie et de l’affliction, soliloquait Leonard Trenholm, « Dear Harold » en met plein la gueule au vice-président – pardon ! au nouveau Président – et à son « ombre », le boss de la CIA ! Il y a de l’orage dans l’air et les peaux de bananes pleuvront avant pas longtemps : j’aurai intérêt à voir où je mets les pieds !
Sacré vieux Blackwood : comédien habile, politicien redoutable pour avoir eu accès, dix ans durant, aux secrets du monde à travers ses fonctions de grand manitou de la Central Intelligence Agency, cet homme rusé, encore débordant d’énergie, d’opiniâtreté, lui plaisait. Il opta donc pour son parti et avec une touchante innocence, répondit à sa question relative à l’arme personnelle du maître des lieux :
– Non, monsieur Blackwood, l’un de mes agents a vérifié : le Colt du Président est en parfait état de marche, à sa place habituelle, dans le tiroir supérieur droit du bureau… En revanche, le coffret à cigares Aldébaran, a, selon Max Griffin, disparu de la table basse.
Edmund Marsh et Morris Newbury ne pipèrent mot, mais sans nul doute inscrivirent-ils mentalement sur leurs tablettes de ne pas oublier le directeur du FBI dans la distribution des peaux de bananes ! Il bénéficierait d’une priorité lors des prochaines mises à la retraite anticipée !
Le conseiller intime de la Maison-Blanche, l’ami, le frère de feu Alan Nedwick, les épaules un peu plus voûtées, secoua douloureusement la tête en murmurant :
– Saluons en Edmund C. Marsh le nouveau Président des Etats-Unis d’Amérique et puisse la fin tragique de notre ami Nedwick sceller l’union du peuple américain. Démocrates et Républicains, j’en suis persuadé, un jour, ne feront plus qu’une famille soudée devant l’adversité.
Après cette formule passe-partout digne d’un candidat des zones rurales du Wyoming ou du Montana au poste de délégué aux comices agricoles du Comté, Blackwood fit un pas vers la porte puis se ravisa, se tourna vers le chef du FBI pour indiquer, très incidemment :
– Vous m’obligeriez, Trenholm, en veillant à ce que le laboratoire d’anatomo-pathologie me fasse parvenir les résultats de l’autopsie. A titre informel, sans aucun caractère d’officialité, bien sûr, et uniquement parce qsue des liens fraternels nous unissaient, Alan Nedwick et moi.
– Je n’y manquerai pas, monsieur Blackwood.
Ce dernier opina puis se ravisa de nouveau, avec un vague geste de la main, comme pour implorer l’indulgence de ses interlocuteurs après un manquement aux règles de la bienséance :
– Naturellement, à condition que la famille du défunt ne s’y oppose pas… Au revoir, messieurs. A bientôt, Marsh. Nous nous reverrons pour les obsèques…
Le vieillard s’en alla d’un pas plus lent que de coutume. Son dos s’était aussi un peu arrondi, comme sous le poids d’un immense chagrin. Mais ses yeux, baissés, brillaient d’une lueur inquiétante…
A bord de la Pontiac qui roulait en souplesse sur la large autoroute longeant le fleuve Potomac – moins chargée à cette heure de la matinée que l’interminable MacArthur Boulevard –, Harold Blackwood n’eut guère le temps d’admirer le paysage ni d’adresser la parole à son chauffeur. Il donna trois coups de fil, s’exprimant pour l’un d’eux en une langue mystérieuse – en fait, l’un des dialectes « primitifs » des Indiens Athapascan de l’Ouest canadien, enrichi de néologismes codés pour l’adapter au langage moderne. Une langue composite enfantée à partir de bases sémantiques anciennes par les linguistes et sémantistes de la CIA.
La CIA qu’il pouvait justement apercevoir par les vitres des portières gauches. La limousine dominait en effet présentement le fleuve et au-delà un prolongement de la forêt de peupliers et de sycomores. La zone de Langley, à l’ouest, étalait ses installations et constructions abritant les services de la Central Intelligence Agency, en Virginie.
Quand il reposa dans son logement le combiné du radiotéléphone, « Dear Harold » parut satisfait…
De nouveaux pions se mettaient en place sur l’échiquier mondial tandis qu’il avait, en trois appels brefs, réglé les affaires courantes… et le sort de quelques personnages de premier plan qui risquaient fort, dans les semaines ou mois à venir, de dresser des obstacles visant à compromettre les grands desseins de l’éminence grise de la Maison-Blanche…
A l’orée du Cabin John Park, à moins de cinq kilomètres de Langley, sur la rive opposée du Potomac, l’imposant cottage de Blackwood, au sommet d’une butte verdoyante, offrait une vue magnifique sur le fleuve. Celui-ci, dessinant un coude vers le sud-est, irait s’élargissant à travers le DC (District of Colombia) et la capitale fédérale avant d’aller se jeter dans la baie de Chesepeake ouverte sur l’Atlantique.
Vêtue d’une robe au décolleté profond (son coloris lilas tranchait harmonieusement sur sa carnation noire), Maura Kimball gravit l’escalier d’une démarche qui, pour être naturelle, n’en constituait pas moins un spectacle déconseillé aux hypertendus ! Elle emprunta le couloir de l’aile gauche de la vaste demeure et sonna à la porte du bureau de l’ex-directeur de la CIA. Les bras croisés sur sa superbe poitrine, elle tenait une chemise cartonnée qui réduisait l’abîme périlleux de son décolleté. Deux lettres grecques – Phi et Oméga – s’inscrivaient dans l’angle supérieur droit du dossier.
Commandée électriquement, la porte s’ouvrit. A sa table de travail, le combiné du téléphone en main, Blackwood l’invita du geste à entrer. Son assistante avança à pas feutrés, déposa la chemise sur le sous-main puis regagna son bureau, également au premier étage ; un bureau dont les deux baies dominaient l’allée centrale du parc clôturé par une haute et robuste grille en fer forgé.
Curieuse assistante que cette brillante politologue, collaboratrice de « Dear Harold » depuis une douzaine d’années. Lors de son entrée en fonction, elle comptait à peine vingt-trois ans. Belle, jeune, intelligente, cultivée, mais née noire comme d’autres naissent blancs, laids et congénitalement imbéciles, Maura n’avait pas été facilement admises, à l’époque, parmi un certain establishment encore un peu réticent à l’endroit des coloured persons…
Remontant à sa prime enfance, des souvenirs traumatisants refluaient, parfois, à sa mémoire, avec en surimpression l’image floue de sa mère, morte alors que Maura n’avait que trois ans. La petite devait vivre seule avec son père, modeste livreur d’une buanderie de Port Morris ; un quartier sale et misérable, au sud du Bronx. Un bon papa grand et fort qui lui vouait une véritable adoration, lui racontait des histoires féeriques en la couchant, mais qui s’endormait souvent avant elle, recru de fatigue. Pour son cinquième anniversaire – en fait, le premier à avoir été fêté – une séance de cinéma et une glace : Byzance !
Puis tout s’était enchaîné si vite, à la sortie du cinéma. Will Kimball et sa fille marchaient dans une rue quasi déserte. Des appels au secours, lancés par une femme. Will avait caché sa fillette dans l’encoignure d’une porte : « Tu ne bouges pas ! Je reviens te chercher… » Dans une artère perpendiculaire, une voiture au pare-brise en miettes, moteur tournant, l’avant ayant percuté une borne à incendie. La conductrice appelait à l’aide, sauvagement arrachée du véhicule par deux drogués à la coiffure hirsute : blouson de cuir, le faciès bestial, ils s’efforçaient de l’entraîner dans le couloir d’une maison lépreuse.
Courageux, Kimball s’était sans trop de difficulté débarrassé de l’un des agresseurs, mais il n’eut pas le temps, toutefois, de faire volte-face pour assommer l’autre : celui-ci venait de lui plonger un pic à glace entre les omoplates ! Apeurée, quittant sa cachette, l’enfant avait assisté en hurlant à l’assassinat de son père. A ses cris, le meurtrier s’était enfui. La belle dame avait pris Maura dans ses bras pour courir et être enfin miraculeusement secourue par une voiture de police en patrouille.
La conductrice agressée par ces voyous s’appelait Meredith Blackwood. Elle et Harold, son époux, avaient recueilli la petite orpheline, s’y étaient attachés, conquis par sa grâce, sa gentillesse, son intelligence, et en avaient fait leur pupille. Veillant à lui donner une excellente éducation, ils se réjouissaient de la voir poursuivre de brillantes études tout en pratiquant divers sports et arts martiaux avec le même bonheur. A dix-huit ans, les Blackwood lui avaient offert un studio, lui allouant une confortable mensualité pour lui permettre de mener une existence indépendante décente. Devenu directeur de la CIA, oncle Harold (ainsi appelait-elle affectueusement son tuteur) lui avait proposé de suivre un enseignement très spécial, fort étranger aux programmes de l’université et tout aussi étranger, au demeurant, à l’entraînement des agents de la Central Intelligence Agency.
Diplômée de cette école ne figurant sur aucun annuaire, plyglotte, aussi à l’aise dans le maniement d’une arme automatique qu’au lancer du couteau, karatéka, pilote d’hélicoptère et d’avion, brevetée d’une autre école – celle des nageurs de combat –, Maura était sortie première (section féminine) du Centac. Ce nom inconnu du public désignait une organisation extrêmement discrète ayant, dit-on (sans certitude !), un vague cousinage avec la DEA, la Drug Enforcement Administration, l’Administration de Lutte contre la drogue[2], pseudopode possible (mais non garanti là non plus !) de la NSA ou National Security Agency.
Sa meilleure couverture était donc ce titre d’assistante politologue imaginé par son oncle adoptif pour couvrir ses activités « parallèles »… Son tuteur qui, présentement, achevait de s’entretenir par téléphone avec un homme brisé de douleur : Russel Nedwick, le frère cadet du feu Président des Etats-Unis d’Amérique :
– Oui, mon cher Russel, j’ai longuement parlé à votre frère Gene : il a pris l’avion pour vous rejoindre à Richmond. Je suppose que vous et lui vous rendrez en voiture à Washington ?… Bien… Ayez du courage, Russel ; Alan et moi étions frères de cœur, je comprends d’autant mieux le chagrin que vous éprouvez… C’était un président exemplaire et la nation entière le pleurera, toutefois, n’oubliez pas la formule d’Alan : « Gémissons, certes, mais espérons. »
Blackwood fit une courte pause et parut se souvenir d’une chose importante :
– Ah ! J’allais oublier, Russel. Je ne puis, ici et maintenant, vous en dire les raisons, mais il serait utile que vous et Gene ne vous opposiez pas à ce qu’une autopsie soit pratiquée… Oui, oui, je comprends que cette idée vous révulse, mon cher Russel, mais, dans le suicide de votre frère, des indices, des anomalies me paraissent plutôt bizarres…
Il est de notre devoir, dans l’esprit de la Constitution et pour le respect du défunt, qu’une enquête minutieuse soit menée dans les règles… Et cela passe obligatoirement par l’autopsie !
L’autopsie fut pratiquée : l’état de dislocation de l’ossature de la face et la destruction des chairs interdisaient toute identification. La balle avait explosé dans le palais, fait « sauter » la partie supérieure de la voûte crânienne, rompue la suture fronto-pariétale et détruit les deux maxillaires. Il était pratiquement impossible de reconstituer la denture afin de la comparer au dossier médical établi par le dentiste de la victime.
Un détail chiffonnait de surcroît le médecin légiste, informé du fait que quelques minutes seulement avant de mettre fin à ses jours, Alan Nedwick avait bu sa seconde tasse de thé de la matinée. Un détail embarrassant : le système digestif, les reins, la vessie ne contenaient pas la moindre trace de thé !
Or, dans le bureau ovale, la tasse apportée par le vieux serviteur avait bel et bien été retrouvée vide et portait uniquement les empreintes de la victime – reconnues comme telles grâce au dossier fourni par Langley – Griffin ayant servi ganté de blanc. L’autopsie révélait d’autres éléments troublants : pas de traces de nicotine dans les poumons, sur les dents, les muqueuses buccales. En revanche, sans le moindre doute, le Président était saturé de marijuana ! Ce qu’aucun membre de sa famille ni ses proches n’auraient pu un seul instant imaginer !
Les experts du FBI n’avaient pas trouvé un gramme de marijuana dans le bureau ; pas le moindre joint. Mais le coffret à cigares Aldébaran-Pleïades avait bel et bien disparu ! Un nouveau « mystère de la chambre jaune » ! Une impossibilité de fait dans un lieu clos. Quelle que soit la solution de l’énigme, celle-ci impliquait des perspectives fabuleuses, angoissantes aussi…
La nouvelle avait jeté le pays dans la consternation et la peine qu’aggravait un sentiment de gêne ou d’incrédulité. Le communiqué de Steve Madow, porte-parole de la Maison-Blanche, laissait entendre que, surmené depuis plusieurs mois (mais pourquoi aucun communiqué de santé n’en avait jamais fait mention ?), le Président souffrait d’un état dépressif dont le geste fatal avait été le point culminant.
Et blablabla… et blablabla…
Le nouveau Président, Edmund Marsh, ajoutait le communiqué, après lecture d’une lettre écrite à son intention par Alan Nedwick, avait eu un malaise et s’était rendu dans le cabinet de toilettes jouxtant le bureau ovale. Au comble de l’émotion et du chagrin, Edmund C. Marsh avait, sans s’en rendre compte, froissé la lettre présidentielle et l’avait jetée dans la cuvette !
Une lettre en soi assez anodine, trahissant la profonde dépression, voire la confusion mentale du malheureux que les tensions internationales affolaient littéralement et dont il se rendait en partie responsable. A l’évidence, bien que nul n’ait pu soupçonner chez lui une instabilité psychique, Nedwick versait dans la psychose et la schizophrénie.
Tel n’était pas l’avis du Washington Post qui, le lendemain, titrait :
Magouilles à la Maison-Blanche ?
Un informateur anonyme nous promet des révélations fracassantes sur la lettre posthume du Président Nedwick destinée au vice-président Edmund C. Marsh. Lettre que ce dernier, sous l’empire du chagrin et par inadvertance, aurait jetée quelques instants après le drame…
Ces quelques lignes, de la part du quotidien qui avait déclenché l’affaire du Watergate, allaient donner des cauchemars à plus d’un familier de la présidence des Etats-Unis d’Amérique ! D’aucuns n’hésitaient pas à murmurer que, selon l’expression consacrée, des cadavres allaient sortir de leurs placards.
Un qui n’était pas mécontent de ce suspense était Léonard Trenholm, le directeur du FBI, le premier à avoir subodoré une manœuvre chez Marsh pour garder cette lettre par-devers lui. Quel incroyable secret pouvait-elle bien contenir ? Ce genre de question, le vieux Harold Blackwood devait aussi se la poser ; il ne serait sûrement pas fâché si ce faux pas – le détournement d’un courrier d’une telle nature – constituait la peau de banane sur laquelle le nouveau Président allait glisser, entraînant de façon quasi certaine la remise en cause de sa succession à Alan Nedwick…
19 juin, Manhattan.
Teddy Cowen avait élu domicile chez Ariellah Greenstein. L’entreprise de déménagement, la veille, y avait transporté la bibliothèque, les armoires métalliques à classeurs suspendus, le bureau, le téléfax, l’ordinateur de l’écrivain, outre son fauteuil rotatif à roulettes et quelques meubles secondaires. La journée et une partie de la soirée n’avaient pas été superflues pour tout mettre en place dans la grande pièce et ce matin, les ouvrages classés, l’ordi branché, le bureau devenait opérationnel !
A sept heures trente, le couple achevait le petit déjeuner dans la cuisine, tout en écoutant le JT matinal d’une oreille assez distraite. Tous deux ne devinrent attentifs qu’au moment où le journaliste, sur le petit écran, aborda le drame survenu à la Maison-Blanche.
La passation de serment du nouveau Président aurait lieu le 21, la veille de l’inhumation de son prédécesseur. La plupart des chefs d’Etat de la planète avaient répondu favorablement à l’invitation à assister aux obsèques d’Alan Nedwick, inhumé au cimetière militaire d’Arlington à Washington. Marsh n’avait pas encore désigné son nouveau vice-président mais la plupart des pronostiqueurs avançaient le nom de Morris Newbury. Le DCI (Director of Central Intelligence) avait d’ailleurs – comme par hasard – déclaré envisager de démissionner de son poste de Langley pour se consacrer à d’autres tâches, « si les circonstances l’exigeaient ».
L’allusion aux quelques lignes à suspense parues le matin même à la une du Washington Post fit redoubler d’attention l’Australien et sa compagne. Ce volet du journal télévisé clos sur un point d’interrogation, Teddy rumina :
– Je ne suis ni politologue ni même citoyen américain habitué aux manœuvres et intrigues propres à chaque parti, à chaque gouvernement, mais il se pourrait bien que le Washington Post ait raison de titrer : « Magouilles à la Maison-Blanche ? », sans omettre le point d’interrogation. Le comportement, les explications vaseuses de Marsh, c’est sûr, manquent de naturel…
– C’est exactement ce que je pense et si le Post est en mesure, prochainement, de publier des précisions sur les secrets d’Etat que pouvait contenir la lettre de Nedwick, les chances de Marsh de conserver la présidence vont dégringoler vertigineusement ! Ce..
La sonnerie du téléphone interrompit la jeune femme et elle décrocha, se nomma, puis se mit à rire en enfonçant la touche « chorus » afin de permettre à Cowen de suivre l’entretien. Une voix masculine proclamait avec ironie :
– Tu es le meilleur free-lance que je connaisse, pour exploiter le tuyau que je vais te refiler. Après le reportage, fais une petite halte chez moi à Tulsa, Oklahoma, sur ton trajet de retour.
Sa voix devint comiquement larmoyante pour avouer :
– Tu ne peux l’ignorer, je t’ai toujours aimée en silence, sans oser me déclarer, en raison de ma timidité maladive. Ah ! ma pauvre amie, c’est dur de vivre un amour exclusif inassouvi, cruellement rejeté et qui vous obsède sans cesse !
– Je compatis, répliqua-t-elle, railleuse.
Ils éclatèrent de rire et Ariellah confia à son compagnon :
– Bud Maxwell est un confrère et un vieux copain, coureur comme pas deux !
– Hé ! Tu n’es pas seule ? A qui tu causes ?
– A Teddy, mon mari… ou presque !
Le reporter lança :
– Salut, Teddy ! Ariellah est une fille formidable et vous le savez puisque vous allez vous marier. Cela me fait rudement plaisir. Félicitations.
– Merci, Bud.
– Alors, c’est quoi, ton tuyau ? reprit la jeune femme.
– Une récente vague de mutilations animales sévit au nord du Nouveau-Mexique et au Colorado.
– Ca, tout le monde le sait, Bud. La télé en a encore parlé ce matin.
– Ouais, mais le public est friand de photos choc, de détails insolites, « saignants » et…
– Tu es infâme ! grimaça-t-elle en regardant le poste téléphonique, comme si son correspondant avait pu la voir exprimer son dégoût.
– Peut-être, mais ça paie ! Bon, écoute : divers ranches ont été touchés sur un rayon de cent cinquante bornes autour de la petite ville de Dulce. Les salopards qui font ça se sont acharnés sur le bétail. Les rancheros sont fous de rage. Ce soir – et c’est ça le tuyau –, ils se mobilisent tous pour passer le secteur au peigne fin, les armes à la main. Je suis obligé de partir tout à l’heure sur un autre coup, dans le Nebraska, et ne pourrai pas couvrir l’événement. Tu peux t’en charger, en évitant de photographier de face des gars en action ?
Elle interrogea l’Australien :
– On y va, Ted ?
– C’est parti, mon chou ! fit-il en la laissant poursuivre pour aller téléphoner dans son bureau.
Ariellah revint à son correspondant :
– Banco, Bud. Tu as sûrement un contact, à Dulce, pour détenir ce genre d’informations ?
– J’ai plusieurs informateurs mais je vais te donner deux contacts de première classe ! Tu notes ?
– Le tape[3] tourne, tu peux y aller…
– OK. Il y a deux personnes à voir : le docteur Ernesto Saliente, le vétérinaire de Dulce, l’homme qui a vu et examiné un nombre impressionnant de carcasses d’animaux mutilés depuis la terrible vague des années 70 dans sa région. Il passe avec raison pour un mutologiste[4] tout à fait compétent. Saliente est un type fort serviable, très bon veto, enquêteur minutieux, perspicace, à l’esprit extrêmement ouvert, conscient que les autorités racontent des salades et bernent le public à propos de ces atrocités perpétrées sur du bétail. Son téléphone est le 505-759-3663. Appelle-le de ma part. S’il n’est pas écrasé de boulot, il te pilotera volontiers chez mon deuxième contact : Bradford Corliss.
Brad, lui, a perdu pas mal de têtes de bétail. Voici son adresse : Lookout Tower East Ranch, par la route 537. A dix-sept kilomètres au sud du petit aérodrome, sur la droite, un chemin pas très bon. Là, une pancarte fléchée indique le Corliss Ranch. Le mirador est visible de loin. Il s’agit d’un vestige rouillé de la tour de surveillance des forages pétroliers provisoirement abandonnés dans le secteur.
– Brad Corliss, tu le connais bien ?
– Aussi bien que « Doc » Saliente. Je vais d’ailleurs le prévenir que toi et ton mari – « ou presque » – serez à Dulce probablement en fin d’après-midi.
Rapportant de son bureau un bloc-note griffonné, Teddy Cowen avait entendu les dernières paroles du journaliste et il confirma, près du combiné tenu par sa compagne :
– C’est à peu près ça, Bud. J’ai téléphoné à l’aéroport. Nous serons à Dulce à dix-huit heures quinze, heure locale. J’ai fait nos réservations ; nous partons à dix heures neuf de Newark, moins éloigné que Kennedy Airport[5].
Au sud du village (une communauté principalement composée d’éleveurs de bestiaux, en pleine réserve indienne apache Jicarilla), l’aéroport de Dulce n’aurait pu être confondu avec celui de J.-F. Kennedy ! Non plus d’ailleurs que Dulce ne pouvait rivaliser – mille huit cents habitants – avec la mégalopole new-yorkaise qui en comptait près de dix millions ! Emule de Mark Twain, un humoriste avait prétendu qu’on y entendait plus souvent meugler les vaches que klaxonner les voitures et que le « parfum » de l’étable y flottait plus souvent que celui du Jasmin ! Publiée, cette boutade lui valut un jour de battre le record de la « course à pied involontaire » (détenu jusque-là par un représentant en ventilateurs venu inconsidérément faire une démonstration chez un philatéliste).
Malencontreusement tombé en panne au milieu du village, l’humoriste appela un garage depuis le bureau de poste. En l’entendant prononcer son nom, des habitants du pays voulurent lui faire un mauvais parti et il dut battre en retraite précipitamment !
Leur simple sac de voyage à la main, Teddy Cowen et Ariellah Greenstein, sortis du hall de l’aérodrome, parcoururent des yeux les rares véhicules en stationnement – une camionnette, deux taxis, quelques autos particulières – à la recherche d’un Mini-Pickup Ranger (petit 4X4 de Ford) ayant sur ses deux portières l’inscription : E. Saliente, Veterinary – DMV[6], Dulce, NM.
Rien de semblable ; le praticien devait avoir eu un empêchement de dernière minute. Ils allaient se résoudre à prendre un taxi lorsqu’ils avisèrent, un peu à l’écart, un homme d’une quarantaine d’années, en jean délavé, chemise écossaise, feutre jadis blanc, bottes en cuir « vachette » avec incrustation « reptile » qui, un pied sur le pneu avant d’une Jeep couverte de poussière, les considérait avec curiosité.
Il cessa de téter son mégot de cigare, le cracha sans façon et s’avança vers eux. Il s’agissait d’un colosse blond aux cheveux courts et bouclés. Une force de la nature, la peau tannée, cuivrée par le soleil ; une démarche souple, un faciès sympathique, un sourire révélant des dents éclatantes.
Avec son mètre quatre-vingt-dix, l’homme aurait pu sans conteste faire de la figuration dans un western de John Ford, King Vidor, Raoul Walsh ou William Wyler ! Surtout dans ce cadre typique, avec cette étendue aride devant l’aérodrome et, au-delà du village aux maisons blanches espacées, la ligne bleutée des collines et le massif de l’Archuleta Mesa. Le vent du sud-est poussait des nuages légers vers le Colorado, soulevant au sol des brindilles et des tourbillons de terre.
– Salut. C’est vous qui êtes les copains de Bud ?
Une voix un peu rocailleuse, nullement désagréable, qui collait bien au personnage.
Echange de poignée de main pendant lequel il enchaîna :
– Bienvenus à Dulce, monsieur et madame Greenstein. Bradford Corliss, mais les amis de mes amis m’appellent Brad. Faisons d’abord connaissance ; on parlera plus tard des saloperies de massacres de bétail qui vous amènent ici.
Conquis par sa simplicité, la chaleur de son accueil, le couple se sentit immédiatement à l’aise et le jeune femme rectifia, amusée par sa méprise :
– Greenstein, c’est mon nom, Brad. Et lui, c’est Teddy Cowen, mon futur mari ; mais son vrai nom c’est Philip Jackson.
Le rancher rejeta un peu son feutre en arrière, se gratta le front, assimila tout cela et hocha la tête :
– OK, Phil… euh… Je vous appelle Phil ou Ted ?
– Ted ou Teddy, comme vous voudrez, Brad.
– Va pour Teddy…
Il désigna la Jeep poussiéreuse d’un geste cocasse accompagné d’une révérence :
– Prenez place dans mon carrosse ! Sur la route, ça va encore, mais je vous préviens : quand nous emprunterons le chemin menant au ranch, le carrosse se transforme en casse-cul et… Oh ! Pardon ! fit-il en coulant un regard malheureux vers la jeune femme qui ne put s’empêcher de pouffer :
– Il n’y a pas d’offense, Brad. « Casse-cul » ne peut absolument pas être remplacé par « rompt fondement ». Ou alors, avouez que cela ferait rudement cul-cul !
Il hurla de rire, fit s’enfuir un chien errant venu renifler ses bottes et se signer une autochtone style dame patronnesse à la robe austère, gris clair, serrée au cou, ne révélant rien de ses formes sans doute aussi peu accentuées que celles d’une planche à pain ! Elle avait dû, à ce rire homérique, imaginer une plaisanterie salace de la part de cette pécheresse de la ville venue corrompre la population mâle du Comté !
Ariellah s’installa sur la banquette arrière de la Jeep, avec les sacs de voyage, tandis que Teddy prenait place à droite du chauffeur, lequel tourna la tête avant de démarrer :
– Désolé, ma voiture est pourrie, couverte de poussière ; j’aurais dû la nettoyer avant de venir vous chercher. J’ai été prévenu un peu tard par Saliente qui n’a pas pu vous accueillir dès votre arrivée. Il est chez un fermier ; vers la forêt de Carson, des feux se sont déclarés et des bêtes se sont blessés, en fuyant…
– Ca n’a aucune importance, Brad, répondit l’écrivain. Quand nous étions en Australie, nous avons eu un tout-terrain plus pourri encore !
Le rancher mit le contact :
– Vous allez voir, c’est une vraie fusée, cette putain de… Oh ! Pardon, Ariellah !
Il démarra sur les chapeaux de roue, prit un virage sur l’aile et fila vers l’est dans un nuage de poussière le long de l’aérodrome.
Un poème, ce Brad ! En accélérant, il avait dégagé le cordonnet en cuir de son vieux feutre pour le passer autour du cou, à toutes fins utiles en raison du grand vent. Il conduisait comme un fou sur la route fort heureusement bien entretenue et peu fréquentée en cette fin de journée. Un panneau, sur la droite, à l’entrée d’un chemin caillouteux, indiquait : Lookout Tower East Ranch. Corliss vira sec et s’engagea sur ce qui aurait pu constituer une piste d’entraînement pour chars d’assaut ! Il eut alors le vent debout ; la poussière et le sable assaillirent le véhicule qui cahotait de plus belle. Il n’avait pas bluffé en parlant de « casse-cul » !
Semblant indifférent aux rafales qui les souffletaient, réduisaient la visibilité, l’éleveur planta un cigare entre ses dents et cria, pour dominer le vacarme, en se tournant tout à fait vers sa passagère qu’il distingua à peine :
– La fumée ne vous gêne pas, au moins ?
Déjà à moitié suffoquée par le vent, la poussière et les grains de sable qui crissaient sous ses dents, la journaliste fit non de la tête et, pour qu’il n’y ait pas de méprise, tant elle était secouée, elle fit non de l’index. Teddy, inquiet de voir la Jeep lancée à toute allure et son conducteur regarder à l’opposé du sens de la marche, se tenait prêt, si besoin était, à redresser le véhicule en tendant la main vers le volant.
Oui, un sacré personnage ce coww-boy, avec son feutre maintenant dans le dos et son cigare allumé à un antique briquet à amadou, une pièce de musée héritée de son arrière-grand-père : Timothy Corliss dit « Flint », ainsi qu’il l’expliqua à ses passagers. Etabli au siècle dernier à Clayton, dans le Comté de l’Union et les plaines du nord-est du Nouveau-Mexique, l’aïeul fumait comme un volcan ! Important centre postal et ferroviaire des C&SRR[7], Clayton était aussi connu pour être le lieu le plus venteux des Etats-Unis ! D’où le briquet à amadou et le surnom de « Flint », ce patronyme signifiant également « pierre à briquet ».
Bradford donna un coup de frein qui déporta la Jeep vers la gauche et stoppa. Quand le nuage de poussière se fut un peu dissipé, ils virent, sur le bord du chemin conduisant au ranch, un vieil homme aux longs cheveux grisonnants, porteur d’un balluchon, le visage creusé de rides, la peau d’un roux cuivré : un Indien Apache Jicarilla, en jean rapiécé, une chemise kaki dite « des surplus », sous-entendu de l’armée. De l’armée du général Grant ou de celle du général Lee avant Gettysburg et la fin de la guerre de sécession, alors, car ses rabats de poches pectorales s’ornaient d’un insigne fantaisie en tissu représentant les deux vieux rifles croisés dont les Sudistes et les Fédérés faisaient usage à l’époque pour s’occire gaillardement !
Présence des plus banales dans le Comté du Rio Arriba abritant plusieurs réserves indiennes et tout particulièrement celle des Apaches Jicarilla.
– Saludo, amigo Quivira, lança le rancher, amical.
– Saludo, amigo Corliss.
Le conducteur commenta à l’adresse de ses passagers :
– Quivira habite une bourgade de la réserve, à cinq kilomètres du ranch. Arrivé du Mexique en 1985, il ne parle pas l’anglais. Sa langue maternelle est l’athabascan, issu du groupe linguistique Na-déné. En revanche, s’il ne comprend pas l’anglais, il s’exprime couramment en espagnol… C’est un brave type. Je l’accompagne parfois jusqu’à son pueblo… quand j’en ai le temps.
– Nous ne sommes pas tellement pressés, Brad ; pourquoi ne le reconduiriez-vous pas à son village ?
Il acquiesça et invita le vieil homme à grimper dans la Jeep. Ariellah, souriante, lui fit une place sur la banquette en casant les sacs sur ses genoux. Quivira s’assit, posant sur ses genoux lui aussi le balluchon, sorte de sac allongé confectionné à partir d’une vieille couverture aux broderies usées et fermé par deux sangles de cuir.
Avec une brève inclinaison de tête, il avait simplement prononcé :
– Gracias, señora.
Et Ariellah avait enchaîné dans la même langue, qu’elle possédait parfaitement, étonnant l’Apache qui lui répondait, finalement heureux de pouvoir bavarder avec cette extranjera (étrangère, terme sans connotation péjorative, comme gringo, gringa).
Les cahots, le bruit du moteur, ne permettaient pas au conducteur et à l’Australien de percevoir clairement leur dialogue, mais le rancher apprécia :
– Votre femme parle l’espagnol, Teddy, le vieux Quivira doit être bien content de pouvoir lui raconter l’histoire de ses ancêtres « de grandes tentes »[8]. Le nom de Quivira viendrait du français cuivre – il y a des mines de cuivre, dans le pays – ou de Kirikurus, une tribu Wichita. En fait, on n’en sait rien.
– De quoi vit-il ?
– Faut savoir d’abord que les jeunes et leurs enfants ont déserté le pueblo pour s’installer à la ville : Albuquerque, Santa Fe, Rio Rancho. Avec sa squaw et d’autres vieux du coin, Quivira fabrique des objets artisanaux, des souvenirs pour touristes : des sandales, des mocassins, des poteries, des vanneries, sacs de selle, tambours de guerre et Dieu sait quoi encore. Ces articles donnent une bonne idée de ce qu’était jadis l’artisanat de la nation indienne Apache.
A droite, sur le mauvais chemin, ils dépassèrent un baraquement en bois, aux planches disjointes, aux fenêtres démantelées, sans porte, avec, sur la façade, une inscription partiellement effacée par les intempéries : Jicarilla Apache Indian Reservation – Office of Indian Affairs. Plus bas figurait le grand sceau de la tribu Apache Jicarilla. Dans le tracé géographique de la réserve s’échelonnaient (sur le sceau), de bas en haut : deux derricks d’un champ pétrolifère, la tête d’un bœuf, deux têtes de chien (semblait-il), le buste d’un Apache de profil, avec une plume sur l’oreille gauche, enfin, deux teepees, le tout traversé par une flèche et encadré par deux bannières tribales.
– C’était la bicoque de deux fonctionnaires indiens, un petit bureau quasi inutile, qui a été d’ailleurs abandonné dans les années 50, expliqua Corliss. Quand j’étais gamin, avec des copains, on venait parfois jouer dans les parages, mais on finissait par déguerpir avec une frousse bleue, loin de cette baraque fantôme ! Une petite indienne et son frère nous avaient dit que les mauvais esprits nous tueraient s’ils nous trouvaient un jour sur leur territoire. Bien sûr, nous avions la trouille, mais personnellement, je n’ai jamais rencontré les esprits, bons ou mauvais, ici ou ailleurs. Je dis « personnellement » car l’un de mes copains d’enfance qui, un jour, s’était écarté de la bande, nous a rejoints en hurlant et en criant que les fantômes étaient à ses trousses. Nous avons tous détalé, fallait voir comment ! rit-il.
A cinquante mètres de là seulement, derrière le baraquement, l’on apercevait une tour de métal rouillée, effondrée, aux poutrelles tordues, dominant un hangar au toit de tôle ondulée, également rouillée, ses murs de parpaings ici et là en partie démolis, laissant entrevoir des machines hors d’usage, rouges d’oxydation.
– Tout ce qui reste d’un chantier de prospection de gaz naturel qui abonde au Nouveau-Mexique, mais pas dans ce secteur. On a abandonné cette station de forage-pompage presque dans le même temps qu’a été fermé le Bureau des affaires indiennes, vers 1952 ou 53, je crois. D’autres points de forage ont été dans ce cas, laissés à l’abandon avant même que les sondages aient atteint les poches souterraines profondes, les ingénieurs géologues décrétant qu’elles étaient vides. Mon père a failli avoir une attaque, lui qui espérait tant voir jaillir le pétrole ou le gaz quelque part sur nos terres ! Il s’est fait une raison et moi aussi ; l’élevage ne nous enrichira pas, mais nous vivons bien, fit-il avec philosophie.
Sur la banquette arrière, Quivira et la journaliste papotaient maintenant comme de vrais amis, riant parfois d’une plaisanterie de l’un ou de l’autre mais, à l’approche de son village, l’Indien redevint grave. Il retira de son balluchon une petite poupée, une effigie masculine revêtue de ses atours de cérémonie : pagne en daim, ceinturon de cuir, boléro à parements de fines perles de couleur, parure de tête en écorce de bouleau avec sa couronne de plumes, mocassins. La figurine portait, en outre, un sac oblong orné de perles, terminé par des franges, abritant précieusement la pipe en terre rouge sacrée du Minnesota et un sachet de kinnikinnick, un mélange de tabac, d’écorce séchée et de feuilles de sumac, un arbre ou un arbrisseau riche en tannin et utilisé en tannerie.
De par sa réelle valeur artistique et son ancienneté, cette pièce eût pu dignement figurer dans un musée d’ethnographie amérindienne !
– Accepte cette muñeca (poupée), hermana (sœur). Elle te portera bonheur. Si tu es en danger, fais appel à la Force que mon grand ancêtre chamane[9] a mis en elle. Cette Force, il la tenait de Yusn[10] qu’il avait rencontré lors de ses voyages dans le ciel des Gans[11].
Il baissa la voix, confidentiel :
– Je te dis tout ça parce que je sais que tu ne te moqueras pas de nos croyances, de nos coutumes et de nos rites qui, généralement, font sourire les Pale-Faces.
Emue, elle regarda longuement la figurine, couchée au creux de sa main et reporta ses yeux sur l’aïeul :
– Merci, hermano. Il n’y a que les tontos (idiots) pour se moquer de rites ou de croyances qu’ils sont incapables de comprendre.
Elle parut préoccupée, un peu mécontente aussi, en ajoutant :
– Je n’ai rien avec moi pouvant constituer un cadeau digne du tien, cette si bonita muñeca (jolie poupée). Consentirais-tu à recevoir en échange de l’argent ? hasarda-t-elle en ouvrant son sac.
Il posa sa main décharnée sur la sienne pour interrompre son geste :
– C’est un cadeau, hermana. Je refuse ton argent, mais je sais que tu n’as pas voulu m’offenser en me le proposant. Un autre jour, peut-être, c’est toi qui me fera un grand cadeau, sabe Dios (Dieu seul le sait).
– Merci, du fond du cœur, Quivira. Cette muñeca ne me quittera plus. A-t-elle un nom, une signification pour ton peuple ?
– Elle représente et symbolise Kupishtaya, le chef des faiseurs d’éclairs. Annonciateur de l’orage, il était vénéré, imploré par mes ancêtres cultivateurs ; pour eux, la pluie était un bienfait des dieux.
– Kupishtaya, répéta-t-elle, pour bien s’en souvenir. Mes ancêtres aussi, hermano, dépendaient de la pluie, car ils vivaient dans un lointain pays, au climat chaud, pas toujours très bien arrosé.
– Comment s’appelle le pays de tes ancêtres ?
– De leur temps, il s’appelait Joudaïa[12], l’ancien royaume de Juda, et encore plus connu sous le nom d’Israël.
La Jeep, au détour d’un chemin encaissé, aborda un creek, une sorte d’oasis à l’amorce d’un canyon où coulait un rio. En arc de cercle s’y déployaient des maisonnettes en adobe de plain-pied, au toit couvert de chaume, avec ici et là, contre les murs, des armatures sur lesquelles, tendues, séchaient des peaux de cervidés, de lièvres, de lapins.
Au long du rio, des boqueteaux de trembles et de peupliers, des bois clairsemés de noyers noirs, de saules, d’ormes, d’érables Negundo, alternaient avec des buissons, offrant une riche palette de roux et de dorés tandis que plus loin, vers les collines, des résineux, pins, sapins, conservaient le vert de leur feuillage. Pendant deux ou trois secondes, Brad Corliss afficha une sorte de perplexité, de curiosité, puis il battit des paupières, exhala un soupir bizarre, parut oublier le décor et sourit au vieil Indien :
– Te voilà chez toi, Quivira. Hasta pronto.
Le vieil homme leva la main en signe de gratitude ; il regarda plus longuement Ariellah avec dans ses yeux noirs une flamme de sympathie, puis il tourna le dos, marcha vers le pueblo. Sur la petite place de la bourgade, près de la rivière, des gamins s’amusaient, sous la surveillance de jeunes femmes qui, devant leur maison, dépeçaient un mouton, ravaudaient ou égrenaient des épis de maïs. Un très vieil Apache, en tout cas, fumait une pipe en terre rouge et un peu plus loin, deux jeunes mères, presque des adolescentes, donnaient le sein à leur nourrisson.
Sur la piste descendant des collines arrivaient trois hommes robustes, torse nu, un pagne autour des reins et un poignard à la ceinture. Un ruban d’écorce maintenait leur chevelure. Chacun était armé d’un arc avec, dans le dos, un carquois et des flèches. Ils rapportaient de la chasse deux lièvres, un pécari à lèvres blanches et, le plus grand des trois chasseurs, le plus fort aussi, transportait sur ses épaules un jeune cerf wapiti à la ramure incomplètement développée, une flèche plantée dans le flanc, sous l’épaule gauche. Scène et spectacle d’un autre âge que cette bourgade apache avec ses habitants en tenue traditionnelle, vaquant à leurs besognes, sans accorder la moindre attention aux occupants de la Jeep qui manœuvraient et rebroussaient chemin, ayant laissé l’aïeul qui émergeait de la poussière soulevée par le départ du véhicule.
– Drôle d’endroit, marmonna Ted comme pour lui-même, complètement hors du temps…
Ariellah se pencha, s’accouda sur le dossier de la banquette avant :
– Si demain nous ne sommes pas trop bousculés, j’aimerais retourner à ce pueblo pour faire des photos.
– Si ça vous chante, fit le rancher, vous prendrez la Jeep, mais il n’y a pas grand-chose à voir. Je veux dire pas grand-chose d’original.
Ariellah hocha la tête. Visiblement, elle trouvait l’Américain trop blasé. Cette petite communauté, à ses yeux de reporter à l’affût de toute originalité, lui paraissait au contraire fascinante.
– Avant de gagner le ranch, annonça Brad Corliss, je vais vous montrer la pâture où ce matin l’un de mes hommes a encore découvert une génisse mutilée…
Il braqua à gauche et emprunta un méchant sentier à côté duquel le chemin précédent méritait le nom d’autoroute ! De creux en bosses, de rocs affleurants en ornières profondes qui les ballottaient en tout sens, ils débouchèrent sur une vaste étendue d’herbe plutôt maigre avec, au premier plan, la malheureuse bête au ventre gonflé, une horrible plaie entre les pattes postérieures : ses organes génitaux et l’anus avaient été découpés.
Le patron du ranch cogna du poing sur le volant :
– Les fumiers d’enc… (il buta sur le mot, bifurqua) de… de salopards lui ont également découpé la langue au niveau du larynx !
A plusieurs centaines de mètres, près d’une haie, un grand nombre de vaches, de génisses et de veaux ruminaient ou somnolaient tandis que d’autres léchaient des blocs de sel attachés à des piquets, à leur hauteur, près d’un arroyo. Les bovins avaient en effet besoin de s’hydrater, de boire dans le ruisseau et lécher la « pierre de sel » les incitait à se désaltérer plus régulièrement.
– Vous voyez, les bêtes se tiennent à l’écart de la génisse mutilée et pas un coyote, pas un prédateur ne l’approchera. Même les chiens passent au large des victimes des massacreurs, comme s’ils flairaient quelque chose de maudit ! Et c’est sûr que, faire des trucs pareils, d’une telle sauvagerie, c’est diabolique.
Il s’adressa plus spécialement à la jeune femme et scanda ses paroles en agitant son index :
– Mais dans votre article – et ça, je l’ai déjà exigé de Bud – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : les sectes de cinglés qui font des sacrifices de coqs ou de chiens n’ont rien à voit avec ces atrocités ! Même les sortes de hippies crasseux et chevelus qui adorent Satan et font des messes noires en baisant en chœur n’ont rien de commun avec ces mutilations. D’ailleurs, ici, on n’est pas en Californie où les jobards fleurissent comme les mauvaises herbes ! Paraît même que des loufoques adorent le nombril, c’est vous dire ! Mais si c’est le nombril de leurs voisines, c’est moins grave ! Non, ici, y a que des gens normaux, depuis quelques années.
– Et avant ?
– Avant Ted, y avait bien une quinzaine de tordus qui prétendaient vivre en communauté avec leurs pouffiasses (il toussota, se reprit après un furtif coup d’œil à la journaliste), avec leurs chicks (nanas), leurs fags (homosexuels), tous dopefiends (toxicomanes), mais ça n’a pas duré.
– Ils sont revenus dans le droit chemin ? questionna Ariellah, avec un petit sourire en coin.
– Oui… Enfin, on les y a un peu aidés, une nuit où, bourrée d’herbe, ils étaient venus faire du bordel à Lumberton, un bled pas loin d’ici, et à emmerder des filles de la chorale, revenant d’une répétition. On les a… vaguement bousculés, en les raccompagnant hors du village, sans même leur donner l’adresse d’un dentiste. Pourtant, je vous jure qu’ils en avaient tous besoin ! On les a plus vus.
– Ils n’ont pas porté plainte ? s’enquit Teddy.
– Pensez-vous ! On avait pris la précaution de piquer leur carte d’identité et de relever soigneusement leurs nom et adresse, en leur garantissant qu’au cas où ils voudraient nous casser les burnes… Oh ! Pardon ! Nous casser les pieds, on les retrouverait facile et cette fois, ce ne serait pas d’un dentiste dont ils auraient besoin, mais des pompes funèbres !
Et puis, vous croyez que ces drogués – ou qui que ce soit, d’ailleurs – auraient pu charcuter ces pauvres bêtes de cette façon-là ? Sans que ça saigne, sans trace de sang sur le pelage ou par terre et avec plus une goutte de résiné dans le corps ?
Pour croire ça, faudrait être con comme ces « experts » de la ville qui prétendent que ce sont des coyotes, des renards, les coupables ! Des renards ou des coyotes savants échappés d’un cirque, alors et rudement bien dressés pour se servir d’un bistouri !
Il fit une pause, s’éclaircit la voix et rappela :
– On est bien d’accord, pour cette nuit ? S’il y a du grabuge et si on tire… un peu plus bas qu’au-dessus de la tête des fumiers de mutilateurs, vous faites gaffe : ni moi ni aucun de mes gars ne doivent être reconnaissables sur vos photos, OK ?
– Parole, Brad. Bud nous a déjà fait part de vos exigences. Notre rôle de journaliste est de rendre compte de la réalité, pas de trahir nos sources. Ne vous inquiétez pas.
Quand la Jeep stoppa dans la cour du ranch, une trentaine d’hommes étaient déjà là, en jean pour la plupart, faisant cercle autour d’un énorme barbecue sur les grilles duquel cuisaient des côtes de bœuf, des côtes de mouton et des gigots tandis qu’un second barbecue, plus « familial » dans ses dimensions, était réservé à la cuisson des saucisses. Une énorme corbeille contenait une imposante quantité de petits pains.
Miguel Mancaniello et un jeune vaquero surveillaient ces grillades, aidés par Ellen, l’épouse de Corliss et ses filles Rosy et Cora, respectivement âgées de quatorze et dix-sept ans.
Au premier abord, l’on aurait pu croire à une garden-party entre voisins,heureux de se retrouver en fin de semaine pour partager un barbecue et boire un pot, encore que la gent féminine n’y soit pas très abondamment représentée. Un examen plus attentif révélait que chacun de ces hommes et les deux femmes (minces, cheveux poivre et sel, l’air décidé) portaient à leur ceinturon soit un pistolet, soit, pour la majorité d’entre eux, un revolver, Smith & Wesson, Colt, Ruger (peu nombreux) et 357 Magnum.
Plus d’un, sans nul doute, songeait avec émotion à ses aïeux du temps de la conquête de l’Ouest ; la plupart fuyant l’Europe, notamment l’Angleterre du XVIIe siècle, avec ses troubles politiques et religieux, générateurs d’intolérance, d’injustice ; fléaux que les émigrants retrouvaient parfois sur le sol du Nouveau Monde, contraints par exemple de fuir la théocratie autoritaire de Boston pour faire sécession et fonder alors le Connecticut et Rhode Island.
Certains devaient aussi évoquer une époque plus récente, les XVIIIe et XIXe siècles où les cow-boys devaient lutter, se défendre contre les outlaws ou des propriétaires terriens peu scrupuleux et toujours prêts à spolier leurs voisins ! D’où règlements de comptes, justice expéditive, les armes à la main !
Un coup d’œil circulaire pemettait là aussi de découvrir, le long des murs, des fusils de chasse, des Winchester, des riotguns de gros calibres et autres Mossberg, Remington, des fusils de l’armée, M14, M16 et même un vieux M3 A1, le pistolet-mitrailleur calibre 45 (exceptionnellement 9 m/m) fabriqué par L’Ithaca Gun Co pour la guerre de Corée ! Un armement hétéroclite où l’on ne trouvait tout de même pas le modèle à canon courbe étudié en 1945 pour les combats de rue, d’après un modèle déjà réalisé en Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale.
Nombre de ces hommes – plusieurs en treillis militaires – ne virent pas d’un très bon œil ce couple bardé d’appareils photo débarquant de la Jeep avec le propriétaire du ranch. Ce fut sans enthousiasme qu’ils saluèrent les nouveaux venus, restant sur la réserve. Cette attitude suspicieuse, voire inamicale, ne surprit pas vraiment le couple. Brad présenta Ariellah et Teddy à l’assistance, puis haussa le ton pour dominer les murmures qui, ici et là, s’étaient fait entendre :
– Une minute, les gars ! Râlez pas ! Le mois dernier, à ma demande, c’est mon copain Bud Maxwell qui est venu ici, lors de la reprise des mutilations. Bud et moi, on a fait les commandos ensemble, au Laos, en 1977, avec ce qui restait de l’armée secrète de Vang Pao, dans la plaine des Jarres. Bud et moi, on est comme des frangins et dans son article, il n’a cité aucun nom, pas vrai ?
Il y eut des « mm, mm » de confirmation et Corliss poursuivit :
– Il était parmi nous, pourtant, quand nous avons fait le serment de casser la tête aux fumiers de mutilateurs si nous parvenions à les coincer. OK ?… Bon. Mon copain Bud n’a pas pu venir et il nous envoie deux potes à lui : Ariellah et Teddy Cowen. Ariellah est journaliste free-lance. Son mari, peut-être que vous avez lu ses bouquins, est romancier, mais il se passionne pour tout ce qui est étrange, inexpliqué. Il fait des enquêtes à titre personnel, pour sa documentation, pour… Pour écrire ses romans, quoi.
Et tous les deux m’ont donné leur parole : s’ils publient un article, ils ne révéleront que les faits, sans nommer les lieux ni aucun d’entre nous. Bud leur a fait confiance et Bud est mon pote. Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je ne leur ferai pas confiance, moi aussi. Alors, vous cessez de faire la gueule, vous partagez avec eux le casse-croûte, la bière ou ce que vous voulez et vous finissez de marmonner comme les grenouilles de bénitier à confesse, OK ?
– Bien parlé, Brad ! lança un fermier moustachu, maigre, les jambes arquées, les cheveux grisonnants, image même du vieux cow-boy traditionnel et sympa.
Il s’avança, revolvers sur les hanches, Stetson défraîchi découvrant son front et cligna de l’œil à l’écrivain :
– J’ai lu vos livres, Cowen. Vos personnages sont épris de justice et foutent chaque fois une dérouillée aux méchants. Je connais les hommes et je ne crois pas me tromper : vous êtes un type bien. Alors, je vous dis, à vous et à votre gentille dame : merci de vous intéresser à nos problèmes, et peut-être de nous aider dans la recherche des coupables ! Nous en avons plus que jamais besoin après le suicide du Président qui, lui, semblait décidé à tout faire pour découvrir et châtier les massacreurs de bétail !
Il y eut de timides applaudissements, suivis de claquements de mains plus nombreux, plus énergiques, qui se muèrent enfin en ovation quasi unanime. La glace était rompue et à son tour, Teddy Cowen leva la main pour réclamer la parole, tandis que d’autres rancheros arrivaient, venant de grossir le groupe.
Le silence rétabli, l’écrivain déclara :
– Votre démonstration chaleureuse nous touche et Ariellah et moi vous en remercions. Brad l’a dit : nous avons donné à Bud notre parole d’honneur que nous ne trahirions aucun d’entre vous. Quoi qu’il arrive, les mutilations animales sont l’un des plus irritants et révoltants mystères de notre époque. Ce phénomène sévit essentiellement aux States, dans cet Etat et dans les Etats voisins, mais ces forfaitures, en quelque manière, concernent peut-être aussi l’ensemble de la nation. Et vous, mes amis, prêts à la lutte, vous agissez comme autant de patriotes lucides et désireux de protéger leur famille, de conserver leur patrimoine, leurs biens, leur dignité. En un mot, d’être fidèles à la Constitution !
Il fit une courte pause, songeur et ajouta :
– Qui sait si, un jour, tous les citoyens ne seront pas obligés de participer à une lutte actuellement encore inimaginable mais qui, pour certains, a déjà commencé ?
L’Australien esquissa un sourire, comme pour regretter de s’être laissé emporter par sa verve :
– Pardonnez-moi, les amis. Mon intention n’était pas de vous faire un discours et je ne suis pas candidat aux prochaines élections ! Alors, je n’ai que trop parlé et vous devez être impatients d’ouvrir ces agapes, préparées par Ellen, l’épouse de notre hôte, ses filles et leurs aides que nous pouvons remercier !
Lorsque les applaudissements se furent tus, Ariellah confia à son compagnon, intriguée :
– Avec tes airs de tribun, sais-tu que tu ferais, en vérité, un excellent candidat si tu oeuvrais dans un parti politique ? Tu maîtrise le verbe en public, tu sais relâcher la vapeur, faire sourire ou rire au bon moment… et tu connais même le prénom de madame Corliss. Tu m’épates, mon chéri !
Il lui donna un bref baiser en riant :
– Pendant qu tu séduisais de façon éhontée ce bon Quivira, en roulant vers son pueblo, dans le but de le faire parler, de mon côté, j’apaisais les craintes de Brad quant à notre rencontre avec ces fermiers et éleveurs rendus furieux par la reprise des mutilations du bétail. Ils n’étaient pas très chauds à l’idée d’avoir deux journalistes sur le dos. J’ai aussi interrogé Brad sur sa famille, appris que son épouse se prénommait Ellen, sa fille aînée de dix-sept printemps, Cora et la cadette de quatorze ans, Rosy.
Brad vint les chercher, les pousser vers les barbecues afin de leur présenter Ellen, brune, aussi grande que lui ou presque, rieuse et solide mère de famille légèrement rondelette, tout à fait charmante. A l’instar de son mari, elle était directe, franche, avec cependant un langage plus châtié.
Elle prit familièrement le bras d’Ariellah et s’informa, en désignant d’un mouvement de tête son compagnon :
– C’est bien vrai ? Ted ne se présentera pas un jour dans le Comté, aux élections ?
– C’est la plus stricte vérité, Ellen. Pourquoi cette question ?
– Parce que avec un candidat comme lui, baratineur, séducteur au point de renverser la situation et de se faire des alliés parmi tous ces lourdauds armés qui menaçaient de lui flanquer leur poing dans la gueule, il aurait toutes les chances de décrocher la timbale !
– Et Brad ?
– Quoi, Brad ?
– C’est un meneur d’hommes, répliqua la journaliste, il sait leur parler et ils accourent à son appel. Ce sont là aussi des qualités pour un candidat aux élections municipales. Pourquoi ne se présenterait-il pas pour enlever la mairie de Dulce ?
Elle éclata de rire :
– D’abord, parce que nous avons un bon maire, ensuite, parce que Brad n’a pas ce genre d’ambition. La bonne marche de notre ranch lui suffit et il n’a pas tort. Et puis, les municipales, ce n’est que le premier cran de l’engrenage. On est élu maire et quelques années plus tard, on veut être sénateur et après, on regarde sans cesse du côté de Washington ! Dites-moi, Ariellah, vous nous voyez à la Maison-Blanche, Brad et moi ?
Elle laissa la jeune femme rire à son aise et interpella un vaquero assis à même le sol, adossé au mur avec, à ses pieds, plusieurs boîtes de bière vides :
– Hé ! Sam Dayton ! Tu crois que c’est la meilleure façon de se préparer à une nuit de surveillance, un flingue à la main ?
Il leva sur elle un regard qui avait du mal à conserver la cible à la bonne place, étouffa in extremis une éructation qui lui fit monter les larmes aux yeux et bégaya :
– Tantan… T’en fais ppppaaas, July, je… Je viserai juuuuuuuste, sisisi… s’il le fffffaut !
– C’est pas ta July, espèce d’ivrogne, c’est Ellen, sa tante et ta patronne ! Si je te reprends à écluser, Sam, tu passes la nuit dans la grange ! Et pour t’aider à roupiller, je te foutrai deux baffes !
Ariellah et Teddy continrent leur envie de rire, amusés par la verve énergique de cette maîtresse femme qui exerçait son autorité sur une trentaine de ranchers au côté de son mari : ranchers d’origine américaine pour les trois quarts mais aussi d’origine apache et hispano-américaine pour les autres.
L’Australien avisa, un peu tardivement, le gonflement anormal de la poche pectorale gauche de la veste-reporter à poches multiples que sa compagne avait revêtue à la nuit tombée :
– Tu as déjà pris une provision de films avant de garnir les autres poches avec les accessoires photos ?
– Non, il s’agit du fétiche que Quivira m’a donné, fit-elle en lui montrant la muñeca figurant Kupishtaya, le « faiseur d’éclairs ». Une très belle pièce ethnographique chargée d’une force de protection par un ancêtre chamane de ce vieil Apache rempli de sagesse. C’est du moins ce dont il est persuadé. Tu y crois toi, chéri ?
Teddy entoura de son bras ses épaules :
– Souviens-toi, en Australie, nous avons rencontré à deux reprises des aborigènes qui me connaissaient un peu. Ils nous ont invités ; nous avons passé une nuit autour du feu et je t’ai traduit leurs contes, leurs conversations. L’un d’eux s’est levé, a paru écouter, les yeux fixés vers le nord-est, affirmant qu’un sien cousin s’approchait. Il marchait depuis des jours et seraient là, près du feu, avant que la Lune n’atteigne le haut du ciel…
– Et c’est bien ce qui s’est produit, murmura-t-elle, pensive. Le cousin en question est arrivé, couvert de poussière, harassé de fatigue, avant que la lune ne soit au zénith. J’avais entendu dire que les aborigènes – une partie d’entre eux au moins – communiquaient par télépathie, ou bien qu’ils pouvaient, par projection mentale, explorer, surveiller leur territoire. Et nous venions d’en avoir une éclatante démonstration[13].
– Tu connais donc ma réponse : je crois à ce genre de choses parce que ces choses-là existent. Et ce ne sont pas les divagations rationalistes d’un scientiste borné qui effaceront la réalité objective de ce à quoi nous avons assisté, sans trucage ni erreur possible. Quant à la « charge » de cette figurine, pourquoi pas ? Il existe bien des objets maléficiés, entraînant pour leur possesseur des déboires ou des malheurs répétés. L’inverse est probablement plausible, même si nous ne comprenons pas le mécanisme de ce phénomène.
Rosy, la cadette de la famille Corliss, sortit en courant du ranch et cria à son père :
– Viens vite, papa. Cora a capté un appel de « Black Hole »[14]. Il veut te parler…
Le rancher, d’un signe de tête, invita le couple à l’accompagner tout en expliquant :
– « Black Hole », c’est le nom-code de mon ami Crivello dans cette opération, tout comme le mien est « Toptop » en raison du fait que notre poste d’observation, tout à l’heure, sera le plus élevé. « Black Hole » lui va très bien puisqu’il vit à La Cueva, nom espagnol désignant une grotte ! Son bled est au pied de la chaîne Sangre de Cristo, le Sang du Christ, à cent kilomètres d’ici, vers le sud-est. S’il m’appelle sur ondes courtes, c’est qu’il est déjà en planque dans la nature. Chaque poste de guet a reçu un nom de code. A Dulce, comme je viens de vous le dire, mon identification personnelle est « Toptop » et celle de ce secteur : « Major I ». « Black Hole » étant en quatrième position vers le sud-est, son secteur est baptisé : « Major IV ». Ainsi, nous conserverons tous l’anonymat, pour le cas où nos brefs échanges de messages parviendraient à de oreilles indiscrètes…
L’émetteur-récepteur du ranch était installé dans la pièce du fond, après le living et le salon ; pièce tenant également lieu de bureau passablement encombré de classeurs, de cartes topographiques, de paperasses qui s’empilaient sur une petite machine à écrire portable, mécanique, sans doute assez peu utilisée.
– Ah ! Voilà « Toptop », « Black Hole », annonça Cora, l’aîné des Corliss, parfaitement au courant des modalités de l’opération en cours.
Elle céda la chaise à son père en souriant aux visiteurs, un peu gauche, tandis que Brad, délaissant le casque, basculait sur haut-parleur et prenait le micro :
– « Toptop » à l’écoute, « Black Hole ». Du nouveau ?
Crivello, d’une voix nasillarde, répondit dans le haut-parleur :
– Nous sommes en poste sur une barre rocheuse et dominons la vallée. La nuit est très claire, nous apercevons nettement mon ranch à la jumelle. Il y a moins de cinq minutes ; l’un de mes hommes, dans la vallée, m’a signalé l’approche d’un hélico, sans feux de position réglementaires, sans aucune marque sur ses flancs. Il tourne toujours aux abords de mes pâturages, là où nous avons laissé les bêtes, comme convenu…
La voix de Walter Crivello s’éloigna ; il parlait avec un autre correspondant, par talkie-walkie, et l’on entendit un juron lointain, puis la voix de Crivello, assez faible :
– Merde ! Qu’est-ce que tu dis ? Je te reçois 2 sur 5…
Corliss, Teddy Cowen, Ariellah et les deux jeunes filles attendaient, anxieux, prêtant l’oreille. A l’évidence, le ranchero de La Cueva dialoguait avec l’un de ses hommes répartis dans la vallée.
– « Toptop ? » Tu es toujours là ?
– Oui, qu’est-ce qui se passe ?
– Ce putain d’hélico ! Il vient de me piquer un veau ! De l’enlever comme ça, sans rien !
– Comment ça, sans rien ?
– Je te le dis : sans rien, sans élingue, sans palanquée, sans que dalle, merde ! Le veau a été comme qui dirait « aspiré ». Et l’hélico a pris de l’altitude pour disparaître derrière une crête, vers le nord-ouest !
– Et les bonbons, « Black Hole », les bonbons ? s’enquit Corliss.
– Pas eu le temps de les distribuer ! Je coupe, « Toptop ». Si j’ai du nouveau, je te rappelle. Terminé.
– OK, « Black Hole ». Terminé, je coupe.
Il resta un moment pensif, inquiet tandis que Teddy Cowen répétait une question pour la seconde fois :
– Les bonbons, je suppose qu’il s’agit d’un code pour désigner les munitions ? Autrement dit, « distribuer les bonbons », cela veut dire « tirer sur un objectif » ?
– C’est bien ça, Ted. Je vais prévenir mes gars et les envoyer aux divers postes qui leur ont été assignés pour bien surveiller le secteur. Nous, nous allons prendre position à l’est, sur la tour-mirador des anciens forages pétroliers qui domine le secteur. Et les bonbons, faites-moi confiance, on va en avoir un wagon à notre disposition…
[2] Cf. : L’Empire clandestin : 5 ans avec les services secrets au cœur du crime organisé, par James Mills, éditions Albin Michel. Ouvrage documentaire.
[4] Mutologiste : de mute, abrégé américain de « mutilation » ; désigne un spécialiste des mutilations animales, liées à l’ufologie. L’une des meilleures organisations de recherches en ce domaine est le Project Stigmata, créé par Thomas Adams, PO Box 1094, Paris, Texas 75460 / USA. Sa revue Stigmata est à la fois passionnante et édifiante.
[5] Abréviation couramment employée pour John Fitzgerald Kennedy Airport. Au sud de Manhattan, le Holland Tunnel évite les importantes gares de triage d’Hoboken et de Jersey City, cette dernière étant « enjambée » par l’une des voies rapides desservant Newark, à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Manhattan.
[7] Abréviation pour Colorado and Southern Railroad (ligne ferroviaire du Colorado et des régions méridionales).
[9] Sorcier, homme-médecine/guérisseur, ayant subi une initiation particulière. Apte à effectuer des « sorties en astral » ou dédoublements, le Shamane (ou Chamane), rapporte de ses « périples », parfois, des connaissances stupéfiantes difficilement explicables.
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« Le secret c’est mauvais, c’est antidémocratique, et ça finit toujours par coûter cher. »
Hubert Reeves
17 juin, sept heures quarante et une. Washington, la Maison-Blanche.
Veste immaculée, gants blancs, pantalon noir, le vieux valet de chambre déposa sur la table basse, près du bureau où le Président, matinal, travaillait déjà depuis une demi-heure, le plateau avec une grande tasse de thé, sucré d’une cuillerée de miel, additionnée d’un nuage de lait.
– Merci, Max, fit Alan Nedwick, la main posée sur le combiné du téléphone.
– Tout à votre service, monsieur le Président, fit le serviteur en repoussant un peu le coffret à cigares Pleïades pour mieux disposer le plateau.
Max Griffin, le valet de chambre, se retira, notant l’humeur plutôt nerveuse de l’homme d’Etat qui, à son entrée, avait gardé la main sur le téléphone, manifestement interrompu dans son intention d’appeler personnellement un correspondant. Attaché à la Maison-Blanche depuis une trentaine d’années, Max avait vu se succéder les présidents, à commencer par J.-F. Kennedy. Il connaissait leurs qualités, leurs habitudes, leurs travers, leurs intonations de voix. Le vieux serviteur n’avait pas besoin d’une longue observation pour savoir, par exemple, si le Président Nedwick, lorsqu’il lui apportait sa seconde tasse de thé (la première, il la prenait dans son lit, avant de faire sa toilette) serait de bonne ou de méchante humeur, préoccupé ou serein.
Et ce matin, le premier magistrat du pays manifestait de la nervosité. Son « Merci Max », trop sec, trahissait une préoccupation sérieuse.
S’éloignant en direction du hall, le valet de chambre marqua un temps d’arrêt, tourna machinalement la tête à ces bruits composites inhabituels : la tasse reposée avec une sorte de brusquerie sur la sous-tasse, un fauteuil heurté et, après quelques secondes, un soupir ou un gémissement étouffé.
Un malaise, peut-être ?
Le serviteur, indécis, sursauta violemment : une détonation assourdissante venait de précéder le bruit sourd d’un corps tombant sur le parquet. Avant qu’il n’ait pu se ressaisir, les hommes des services de sécurité et leur officier, Colt 45 au poing, faisaient irruption dans le couloir pour se ruer vers le « sanctuaire ». Le capitaine ouvrit la porte à toute volée et se figea sur le seuil du bureau ovale, pétrifié d’horreur : le Président des Etats-Unis d’Amérique gisait sur le dos, le visage éclaté, complètement défiguré par la cartouche explosive de fort calibre qu’il s’était tirée sous le menton ! L’index encore dans le pontet, sa dextre tenait un revolver Charter Arms 44 Magnum.
Sur le bureau, à côté de la tasse vide, une boîte de cartouches explosives, ouverte, portant la marque d’une manufacture de Norgross, Georgie : Bingham Ltd. Les six alvéoles vides attestaient que le désespéré avait garni le barillet tout exprès pour accomplir son acte tragique ; il ne s’agissait donc pas d’une arme chargée restant à demeure dans le tiroir du bureau. Outre l’odeur de poudre flottait une autre odeur, plus ténue : celle de l’ozone, peut-être.
– Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! ne cessait de répéter le vieux valet de chambre, brisé d’émotion devant le cadavre à la face ensanglantée.
Le vice-président Edmund Marsh, sur ces entrefaites, arrivait à la Maison-Blanche. Alarmé par le remue-ménage et le déploiement des services de sécurité autour de l’édifice et jusqu’en bordure de l’Elipse au gazon soigneusement tondu, il se hâta vers le bureau. Devant le spectacle, il eut un haut-le-cœur et porta son mouchoir à la bouche, l’estomac soulevé par l’envie de vomir ! Il parvint à se maîtriser, interrogea l’officier de sécurité, le valet de chambre qui bégayait, les yeux humides, ni l’un ni l’autre ne pouvant expliquer ni comment ni pourquoi c’était arrivé.
– Monsieur le vice-président, prévint le capitaine, sur le bureau se trouve une lettre qui vous est destinée.
L’intéressé prit l’enveloppe au libellé ainsi rédigé : A l’attention d’Edmund C. Marsh, vice-président des Etats-Unis d’Amérique. A n’ouvrir qu’après ma mort.
Bouleversé, Marsh décacheta l’enveloppe, et déplia lentement la lettre à l’en-tête très officiel de la Maison-Blanche. Il parcourut les premières lignes manuscrites et les relut, cette fois d’une voix sourde, enrouée par l’émotion :
– « Cher Ed. Que Dieu pardonne mon geste, dicté par la situation sans issue dans laquelle mes prédécesseurs et moi-même – sans l’avoir voulu – avons jeté notre pays ; une situation épouvantable qui… »
Le vice-président marmonna la suite de façon indistincte et acheva sa lecture, en cachant de son mieux une émotion nouvelle qui imprimait un léger tremblement à ses mains. Quel terrible secret révélaient donc ces lignes pour que le destinataire ait jugé bon de le garder pour lui ? Ses traits, déjà altérés par les pénibles minutes que tous ici venaient de vivre, se creusaient davantage et une lueur alarmante, un instant, ternit le gris acier de ses yeux. Il replia la lettre, la glissa dans sa poche et secoua sombrement la tête :
– Le malheureux a su très bien dissimuler son état : une profonde dépression nerveuse qui devait aboutir à cet acte de désespoir…
Avec une poignante affliction, il regarda l’affreuse bouillie sanglante qui tenait lieu de visage au chef de l’Etat et se comprima l’estomac ; une insoutenable nausée lui soulevait de nouveau le cœur. Il bredouilla une excuse et gagna hâtivement le cabinet des toilettes attenant au bureau ovale.
A leur tour, Steven Madow, le porte-parole de la Maison-Blanche et Andrew Ryan, assistant particulier du vice-président, aussi incrédules et remués que ceux qui les avaient précédés, se présentèrent bientôt au cordon de gardes déployés devant le péristyle.
Alertés dès la découverte du drame par l’officier des services de sécurité, Leonard Trenholm, le directeur du FBI et six de ses agents arrivèrent alors cinq minutes à peine venaient de s’écouler. Sis à la F Street, le siège du Bureau fédéral des Investigations est pratiquement voisin de la Maison-Blanche. Bien que davantage éloignés – Langley se situant à une douzaine de kilomètres à vol d’oiseau –, les hommes de la CIA n’arrivèrent que quelques minutes après les G. Men[1], en hélicoptère il est vrai, qui se posa sur le gazon, face à l’aile droite de l’édifice.
Flanqué de ses plus proches collaborateurs de la Central Intelligence Agency, Morris Newbury, grand, mince et blond (pas un cheveu blanc malgré ses soixante-trois ans), se hâta vers le portique aux colonnes ioniques. Il gagna prestement le bureau ovale, encombré de techniciens du FBI qui photographiaient, sous tous les angles, le cadavre méconnaissable, examinaient la pièce pouce par pouce, nantis de bocaux, récipients et de pinces brucelles. L’un d’eux récupérait délicatement des fragments d’os de la boîte crânienne et de la matière cervicale rosâtre projetée contre le mur. D’autres rassemblaient dans des sachets plastiques des morceaux de mâchoire, de dents, expulsés plus loin sur la moquette. Le projectile explosif avait littéralement brisé en maints endroits la face et la voûte crânienne de la victime.
Morris Newbury échangea une poignée de main avec le vice-président Marsh puis avec son homologue du FBI, Leonard Trenholm, moins grand, plus « enveloppé », le front dégarni. L’arrivée d’une Pontiac Bonneville, conduite par un chauffeur en livrée, leur fit machinalement tourner la tête vers la baie vitrée. De la luxueuse limousine, ils virent descendre un vieil homme, très droit, sans trace d’embonpoint, cheveux blancs, le visage resté énergique malgré les ans, que tous connaissaient fort bien : « Dear Harold », l’ex-patron de la CIA, éminence grise du Président des Etats-Unis, conseiller technique très écouté, aimé des uns, haï par d’autres, mais respecté par tous.
Du moins en apparence.
Il pénétra dans le bureau ovale passablement envahi, salua l’assistance d’un simple mouvement de tête, attristé, les traits décomposés par l’émotion et la douleur. Le vieillard s’approcha du corps, mit un genou à terre, sur la moquette grise et se pencha sur le magma d’os et de chair sanguinolent, qui avait été un visage ami. Harold Blackwood sembla se recueillir un moment, tête baissée, et lorsqu’il se releva, ses yeux étaient noyés de larmes. Il déglutit avec difficulté, s’éclaircit la voix avant de s’adresser au vice-président :
– L’on m’a dit que le Président avait laissé une lettre, sur son bureau, avant de… se suicider. Elle vous était destinée. Donnait-il les raisons de son geste ?
Edmund C. Marsh arrondit les épaules, dubitatif :
– Il parlait de l’extrême gravité de la situation internationale et s’accusait – en accusant aussi les Présidents qui l’avaient précédé – d’en être responsable, du moins en partie. Le reste n’était que divagations ; le pauvre Alan, surmené, versait dans la schizophrénie, victime d’un très grave état dépressif que nous ne soupçonnions pas.
Leonard Trenholm, le directeur du FBI, crut devoir toussoter, comme pour atténuer son embarras mais en le soulignant hypocritement par ce raclement de gorge :
– Il est bien dommage, monsieur Blackwood, que l’intense émotion éprouvée par monsieur le Vice-Président lui ait fait détruire la lettre en question, sitôt lue.
– Après une brève contraction de ses masséters – douleur ou contrariété ? –, Edmund Marsh confirma :
– J’ai agi inconsidérément, je le reconnais maintenant, mais j’ai eu un malaise en voyant le… l’affreuse chose sanglante… qu’était devenu le visage d’Alan. Je me suis rendu aux toilettes, l’estomac soulevé. Machinalement, j’ai froissé la lettre et tiré la chasse d’eau.
Le vieillard effleura à peine du regard Newbury, son successeur à la tête de la CIA et Trenholm, le directeur du FBI, avant de pousser un soupir accompagné d’un hochement de tête.
– Je comprends, Marsh. L’émotion… Nul ne saurait vous en blâmer… même en déplorant la perte de ce document historique…
Leonard Trenholm se mordilla imperceptiblement les lèvres et sembla suivre un instant des yeux le vol d’une mouche, tout en notant avec quelle habileté ce vieux renard du renseignement qu’était « Dear Harold » avait su absoudre Marsh tout en rappelant incidemment l’inqualifiable faute commise en détruisant la lettre du défunt. A l’évidence, ces deux hommes ne s’aimaient pas et lui, Trenholm, devrait soigneusement veiller à ne pas placer son doigt entre l’enclume et le marteau.
Nul besoin d’attendre les prochaines élections pour élire le nouveau Président. L’article 25 de la Constitution des Etats-Unis était clair et sans équivoque : « En cas de destitution, de décès ou de démission du Président, le vice-président deviendra Président. » Le même article stipulait : « En cas de vacance du poste de vice-président, le Président nommera un vice-président qui entrera en fonction dès que sa nomination aura été approuvée par un vote majoritaire des deux chambres du Congrès. »
L’amitié et l’estime que Marsh portait à Morris Newbury autorisaient à penser que ce dernier avait des chances d’être nommé au poste devenu vacant. Dans de telles conditions, raisonnait Trenholm, mieux valait ne pas montrer ce qu’il pensait du geste inconsidéré induit par l’émotion du vice-président, successeur légal d’Alan Nedwick…
Harold Blackwood, une nouvelle fois, remua la tête puis s’adressa simultanément à Marsh et au patron du FBI :
– Inutile d’insister sur la nécessité de demeurer dans un flou pudique quant aux résultats de l’autopsie qui sera pratiquée…
Le tout récent « ex »-vice-président et le directeur de la CIA échangèrent un coup d’œil fugitif qui soulignait un mélange d’incrédulité et de gêne. Marsh fut le premier à réagir :
– Voyons, Blackwood, vous n’y pensez pas ? Une autopsie ? Sur le Président des Etats-Unis d’Amérique ? Le suicide est évident. Deux minutes à peine se sont écoulées après que Max, son valet de chambre personnel, lui avait apporté une tasse de thé.
Une tasse qui trônait, vide, sur la table basse…
L’ex-patron de la CIA parut à la fois surpris puis confus, comme on peut l’être après une bévue :
– Excusez-moi, j’aurais cru que… Je veux dire normalement…
Et de s’interrompre, patelin, en prenant à témoin le directeur du FBI :
– Après tout, pourquoi Alan n’aurait-il pas bu sa tasse de thé avant de se tirer une balle explosive sous le menton ? Sans doute son Colt 45, qui était toujours dans le tiroir de ce bureau (il désignait le meuble d’un mouvement de tête) était-il enrayé ?
Les G. Men et leurs collègues de la CIA (collègues d’une convivialité pas toujours évidente) concentraient opportunément leur attention sur le bout de leurs chaussures ou encore, à travers les baies vitrées, sur le vol des pigeons. Chacun s’efforçait de prendre un air dégagé, méditant les yeux ailleurs sur l’excellence de la non-implication des adeptes du Zen !
Sous les dehors de la courtoisie et de l’affliction, soliloquait Leonard Trenholm, « Dear Harold » en met plein la gueule au vice-président – pardon ! au nouveau Président – et à son « ombre », le boss de la CIA ! Il y a de l’orage dans l’air et les peaux de bananes pleuvront avant pas longtemps : j’aurai intérêt à voir où je mets les pieds !
Sacré vieux Blackwood : comédien habile, politicien redoutable pour avoir eu accès, dix ans durant, aux secrets du monde à travers ses fonctions de grand manitou de la Central Intelligence Agency, cet homme rusé, encore débordant d’énergie, d’opiniâtreté, lui plaisait. Il opta donc pour son parti et avec une touchante innocence, répondit à sa question relative à l’arme personnelle du maître des lieux :
– Non, monsieur Blackwood, l’un de mes agents a vérifié : le Colt du Président est en parfait état de marche, à sa place habituelle, dans le tiroir supérieur droit du bureau… En revanche, le coffret à cigares Aldébaran, a, selon Max Griffin, disparu de la table basse.
Edmund Marsh et Morris Newbury ne pipèrent mot, mais sans nul doute inscrivirent-ils mentalement sur leurs tablettes de ne pas oublier le directeur du FBI dans la distribution des peaux de bananes ! Il bénéficierait d’une priorité lors des prochaines mises à la retraite anticipée !
Le conseiller intime de la Maison-Blanche, l’ami, le frère de feu Alan Nedwick, les épaules un peu plus voûtées, secoua douloureusement la tête en murmurant :
– Saluons en Edmund C. Marsh le nouveau Président des Etats-Unis d’Amérique et puisse la fin tragique de notre ami Nedwick sceller l’union du peuple américain. Démocrates et Républicains, j’en suis persuadé, un jour, ne feront plus qu’une famille soudée devant l’adversité.
Après cette formule passe-partout digne d’un candidat des zones rurales du Wyoming ou du Montana au poste de délégué aux comices agricoles du Comté, Blackwood fit un pas vers la porte puis se ravisa, se tourna vers le chef du FBI pour indiquer, très incidemment :
– Vous m’obligeriez, Trenholm, en veillant à ce que le laboratoire d’anatomo-pathologie me fasse parvenir les résultats de l’autopsie. A titre informel, sans aucun caractère d’officialité, bien sûr, et uniquement parce qsue des liens fraternels nous unissaient, Alan Nedwick et moi.
– Je n’y manquerai pas, monsieur Blackwood.
Ce dernier opina puis se ravisa de nouveau, avec un vague geste de la main, comme pour implorer l’indulgence de ses interlocuteurs après un manquement aux règles de la bienséance :
– Naturellement, à condition que la famille du défunt ne s’y oppose pas… Au revoir, messieurs. A bientôt, Marsh. Nous nous reverrons pour les obsèques…
Le vieillard s’en alla d’un pas plus lent que de coutume. Son dos s’était aussi un peu arrondi, comme sous le poids d’un immense chagrin. Mais ses yeux, baissés, brillaient d’une lueur inquiétante…
A bord de la Pontiac qui roulait en souplesse sur la large autoroute longeant le fleuve Potomac – moins chargée à cette heure de la matinée que l’interminable MacArthur Boulevard –, Harold Blackwood n’eut guère le temps d’admirer le paysage ni d’adresser la parole à son chauffeur. Il donna trois coups de fil, s’exprimant pour l’un d’eux en une langue mystérieuse – en fait, l’un des dialectes « primitifs » des Indiens Athapascan de l’Ouest canadien, enrichi de néologismes codés pour l’adapter au langage moderne. Une langue composite enfantée à partir de bases sémantiques anciennes par les linguistes et sémantistes de la CIA.
La CIA qu’il pouvait justement apercevoir par les vitres des portières gauches. La limousine dominait en effet présentement le fleuve et au-delà un prolongement de la forêt de peupliers et de sycomores. La zone de Langley, à l’ouest, étalait ses installations et constructions abritant les services de la Central Intelligence Agency, en Virginie.
Quand il reposa dans son logement le combiné du radiotéléphone, « Dear Harold » parut satisfait…
De nouveaux pions se mettaient en place sur l’échiquier mondial tandis qu’il avait, en trois appels brefs, réglé les affaires courantes… et le sort de quelques personnages de premier plan qui risquaient fort, dans les semaines ou mois à venir, de dresser des obstacles visant à compromettre les grands desseins de l’éminence grise de la Maison-Blanche…
A l’orée du Cabin John Park, à moins de cinq kilomètres de Langley, sur la rive opposée du Potomac, l’imposant cottage de Blackwood, au sommet d’une butte verdoyante, offrait une vue magnifique sur le fleuve. Celui-ci, dessinant un coude vers le sud-est, irait s’élargissant à travers le DC (District of Colombia) et la capitale fédérale avant d’aller se jeter dans la baie de Chesepeake ouverte sur l’Atlantique.
Vêtue d’une robe au décolleté profond (son coloris lilas tranchait harmonieusement sur sa carnation noire), Maura Kimball gravit l’escalier d’une démarche qui, pour être naturelle, n’en constituait pas moins un spectacle déconseillé aux hypertendus ! Elle emprunta le couloir de l’aile gauche de la vaste demeure et sonna à la porte du bureau de l’ex-directeur de la CIA. Les bras croisés sur sa superbe poitrine, elle tenait une chemise cartonnée qui réduisait l’abîme périlleux de son décolleté. Deux lettres grecques – Phi et Oméga – s’inscrivaient dans l’angle supérieur droit du dossier.
Commandée électriquement, la porte s’ouvrit. A sa table de travail, le combiné du téléphone en main, Blackwood l’invita du geste à entrer. Son assistante avança à pas feutrés, déposa la chemise sur le sous-main puis regagna son bureau, également au premier étage ; un bureau dont les deux baies dominaient l’allée centrale du parc clôturé par une haute et robuste grille en fer forgé.
Curieuse assistante que cette brillante politologue, collaboratrice de « Dear Harold » depuis une douzaine d’années. Lors de son entrée en fonction, elle comptait à peine vingt-trois ans. Belle, jeune, intelligente, cultivée, mais née noire comme d’autres naissent blancs, laids et congénitalement imbéciles, Maura n’avait pas été facilement admises, à l’époque, parmi un certain establishment encore un peu réticent à l’endroit des coloured persons…
Remontant à sa prime enfance, des souvenirs traumatisants refluaient, parfois, à sa mémoire, avec en surimpression l’image floue de sa mère, morte alors que Maura n’avait que trois ans. La petite devait vivre seule avec son père, modeste livreur d’une buanderie de Port Morris ; un quartier sale et misérable, au sud du Bronx. Un bon papa grand et fort qui lui vouait une véritable adoration, lui racontait des histoires féeriques en la couchant, mais qui s’endormait souvent avant elle, recru de fatigue. Pour son cinquième anniversaire – en fait, le premier à avoir été fêté – une séance de cinéma et une glace : Byzance !
Puis tout s’était enchaîné si vite, à la sortie du cinéma. Will Kimball et sa fille marchaient dans une rue quasi déserte. Des appels au secours, lancés par une femme. Will avait caché sa fillette dans l’encoignure d’une porte : « Tu ne bouges pas ! Je reviens te chercher… » Dans une artère perpendiculaire, une voiture au pare-brise en miettes, moteur tournant, l’avant ayant percuté une borne à incendie. La conductrice appelait à l’aide, sauvagement arrachée du véhicule par deux drogués à la coiffure hirsute : blouson de cuir, le faciès bestial, ils s’efforçaient de l’entraîner dans le couloir d’une maison lépreuse.
Courageux, Kimball s’était sans trop de difficulté débarrassé de l’un des agresseurs, mais il n’eut pas le temps, toutefois, de faire volte-face pour assommer l’autre : celui-ci venait de lui plonger un pic à glace entre les omoplates ! Apeurée, quittant sa cachette, l’enfant avait assisté en hurlant à l’assassinat de son père. A ses cris, le meurtrier s’était enfui. La belle dame avait pris Maura dans ses bras pour courir et être enfin miraculeusement secourue par une voiture de police en patrouille.
La conductrice agressée par ces voyous s’appelait Meredith Blackwood. Elle et Harold, son époux, avaient recueilli la petite orpheline, s’y étaient attachés, conquis par sa grâce, sa gentillesse, son intelligence, et en avaient fait leur pupille. Veillant à lui donner une excellente éducation, ils se réjouissaient de la voir poursuivre de brillantes études tout en pratiquant divers sports et arts martiaux avec le même bonheur. A dix-huit ans, les Blackwood lui avaient offert un studio, lui allouant une confortable mensualité pour lui permettre de mener une existence indépendante décente. Devenu directeur de la CIA, oncle Harold (ainsi appelait-elle affectueusement son tuteur) lui avait proposé de suivre un enseignement très spécial, fort étranger aux programmes de l’université et tout aussi étranger, au demeurant, à l’entraînement des agents de la Central Intelligence Agency.
Diplômée de cette école ne figurant sur aucun annuaire, plyglotte, aussi à l’aise dans le maniement d’une arme automatique qu’au lancer du couteau, karatéka, pilote d’hélicoptère et d’avion, brevetée d’une autre école – celle des nageurs de combat –, Maura était sortie première (section féminine) du Centac. Ce nom inconnu du public désignait une organisation extrêmement discrète ayant, dit-on (sans certitude !), un vague cousinage avec la DEA, la Drug Enforcement Administration, l’Administration de Lutte contre la drogue[2], pseudopode possible (mais non garanti là non plus !) de la NSA ou National Security Agency.
Sa meilleure couverture était donc ce titre d’assistante politologue imaginé par son oncle adoptif pour couvrir ses activités « parallèles »… Son tuteur qui, présentement, achevait de s’entretenir par téléphone avec un homme brisé de douleur : Russel Nedwick, le frère cadet du feu Président des Etats-Unis d’Amérique :
– Oui, mon cher Russel, j’ai longuement parlé à votre frère Gene : il a pris l’avion pour vous rejoindre à Richmond. Je suppose que vous et lui vous rendrez en voiture à Washington ?… Bien… Ayez du courage, Russel ; Alan et moi étions frères de cœur, je comprends d’autant mieux le chagrin que vous éprouvez… C’était un président exemplaire et la nation entière le pleurera, toutefois, n’oubliez pas la formule d’Alan : « Gémissons, certes, mais espérons. »
Blackwood fit une courte pause et parut se souvenir d’une chose importante :
– Ah ! J’allais oublier, Russel. Je ne puis, ici et maintenant, vous en dire les raisons, mais il serait utile que vous et Gene ne vous opposiez pas à ce qu’une autopsie soit pratiquée… Oui, oui, je comprends que cette idée vous révulse, mon cher Russel, mais, dans le suicide de votre frère, des indices, des anomalies me paraissent plutôt bizarres…
Il est de notre devoir, dans l’esprit de la Constitution et pour le respect du défunt, qu’une enquête minutieuse soit menée dans les règles… Et cela passe obligatoirement par l’autopsie !
L’autopsie fut pratiquée : l’état de dislocation de l’ossature de la face et la destruction des chairs interdisaient toute identification. La balle avait explosé dans le palais, fait « sauter » la partie supérieure de la voûte crânienne, rompue la suture fronto-pariétale et détruit les deux maxillaires. Il était pratiquement impossible de reconstituer la denture afin de la comparer au dossier médical établi par le dentiste de la victime.
Un détail chiffonnait de surcroît le médecin légiste, informé du fait que quelques minutes seulement avant de mettre fin à ses jours, Alan Nedwick avait bu sa seconde tasse de thé de la matinée. Un détail embarrassant : le système digestif, les reins, la vessie ne contenaient pas la moindre trace de thé !
Or, dans le bureau ovale, la tasse apportée par le vieux serviteur avait bel et bien été retrouvée vide et portait uniquement les empreintes de la victime – reconnues comme telles grâce au dossier fourni par Langley – Griffin ayant servi ganté de blanc. L’autopsie révélait d’autres éléments troublants : pas de traces de nicotine dans les poumons, sur les dents, les muqueuses buccales. En revanche, sans le moindre doute, le Président était saturé de marijuana ! Ce qu’aucun membre de sa famille ni ses proches n’auraient pu un seul instant imaginer !
Les experts du FBI n’avaient pas trouvé un gramme de marijuana dans le bureau ; pas le moindre joint. Mais le coffret à cigares Aldébaran-Pleïades avait bel et bien disparu ! Un nouveau « mystère de la chambre jaune » ! Une impossibilité de fait dans un lieu clos. Quelle que soit la solution de l’énigme, celle-ci impliquait des perspectives fabuleuses, angoissantes aussi…
La nouvelle avait jeté le pays dans la consternation et la peine qu’aggravait un sentiment de gêne ou d’incrédulité. Le communiqué de Steve Madow, porte-parole de la Maison-Blanche, laissait entendre que, surmené depuis plusieurs mois (mais pourquoi aucun communiqué de santé n’en avait jamais fait mention ?), le Président souffrait d’un état dépressif dont le geste fatal avait été le point culminant.
Et blablabla… et blablabla…
Le nouveau Président, Edmund Marsh, ajoutait le communiqué, après lecture d’une lettre écrite à son intention par Alan Nedwick, avait eu un malaise et s’était rendu dans le cabinet de toilettes jouxtant le bureau ovale. Au comble de l’émotion et du chagrin, Edmund C. Marsh avait, sans s’en rendre compte, froissé la lettre présidentielle et l’avait jetée dans la cuvette !
Une lettre en soi assez anodine, trahissant la profonde dépression, voire la confusion mentale du malheureux que les tensions internationales affolaient littéralement et dont il se rendait en partie responsable. A l’évidence, bien que nul n’ait pu soupçonner chez lui une instabilité psychique, Nedwick versait dans la psychose et la schizophrénie.
Tel n’était pas l’avis du Washington Post qui, le lendemain, titrait :
Magouilles à la Maison-Blanche ?
Un informateur anonyme nous promet des révélations fracassantes sur la lettre posthume du Président Nedwick destinée au vice-président Edmund C. Marsh. Lettre que ce dernier, sous l’empire du chagrin et par inadvertance, aurait jetée quelques instants après le drame…
Ces quelques lignes, de la part du quotidien qui avait déclenché l’affaire du Watergate, allaient donner des cauchemars à plus d’un familier de la présidence des Etats-Unis d’Amérique ! D’aucuns n’hésitaient pas à murmurer que, selon l’expression consacrée, des cadavres allaient sortir de leurs placards.
Un qui n’était pas mécontent de ce suspense était Léonard Trenholm, le directeur du FBI, le premier à avoir subodoré une manœuvre chez Marsh pour garder cette lettre par-devers lui. Quel incroyable secret pouvait-elle bien contenir ? Ce genre de question, le vieux Harold Blackwood devait aussi se la poser ; il ne serait sûrement pas fâché si ce faux pas – le détournement d’un courrier d’une telle nature – constituait la peau de banane sur laquelle le nouveau Président allait glisser, entraînant de façon quasi certaine la remise en cause de sa succession à Alan Nedwick…
19 juin, Manhattan.
Teddy Cowen avait élu domicile chez Ariellah Greenstein. L’entreprise de déménagement, la veille, y avait transporté la bibliothèque, les armoires métalliques à classeurs suspendus, le bureau, le téléfax, l’ordinateur de l’écrivain, outre son fauteuil rotatif à roulettes et quelques meubles secondaires. La journée et une partie de la soirée n’avaient pas été superflues pour tout mettre en place dans la grande pièce et ce matin, les ouvrages classés, l’ordi branché, le bureau devenait opérationnel !
A sept heures trente, le couple achevait le petit déjeuner dans la cuisine, tout en écoutant le JT matinal d’une oreille assez distraite. Tous deux ne devinrent attentifs qu’au moment où le journaliste, sur le petit écran, aborda le drame survenu à la Maison-Blanche.
La passation de serment du nouveau Président aurait lieu le 21, la veille de l’inhumation de son prédécesseur. La plupart des chefs d’Etat de la planète avaient répondu favorablement à l’invitation à assister aux obsèques d’Alan Nedwick, inhumé au cimetière militaire d’Arlington à Washington. Marsh n’avait pas encore désigné son nouveau vice-président mais la plupart des pronostiqueurs avançaient le nom de Morris Newbury. Le DCI (Director of Central Intelligence) avait d’ailleurs – comme par hasard – déclaré envisager de démissionner de son poste de Langley pour se consacrer à d’autres tâches, « si les circonstances l’exigeaient ».
L’allusion aux quelques lignes à suspense parues le matin même à la une du Washington Post fit redoubler d’attention l’Australien et sa compagne. Ce volet du journal télévisé clos sur un point d’interrogation, Teddy rumina :
– Je ne suis ni politologue ni même citoyen américain habitué aux manœuvres et intrigues propres à chaque parti, à chaque gouvernement, mais il se pourrait bien que le Washington Post ait raison de titrer : « Magouilles à la Maison-Blanche ? », sans omettre le point d’interrogation. Le comportement, les explications vaseuses de Marsh, c’est sûr, manquent de naturel…
– C’est exactement ce que je pense et si le Post est en mesure, prochainement, de publier des précisions sur les secrets d’Etat que pouvait contenir la lettre de Nedwick, les chances de Marsh de conserver la présidence vont dégringoler vertigineusement ! Ce..
La sonnerie du téléphone interrompit la jeune femme et elle décrocha, se nomma, puis se mit à rire en enfonçant la touche « chorus » afin de permettre à Cowen de suivre l’entretien. Une voix masculine proclamait avec ironie :
– Tu es le meilleur free-lance que je connaisse, pour exploiter le tuyau que je vais te refiler. Après le reportage, fais une petite halte chez moi à Tulsa, Oklahoma, sur ton trajet de retour.
Sa voix devint comiquement larmoyante pour avouer :
– Tu ne peux l’ignorer, je t’ai toujours aimée en silence, sans oser me déclarer, en raison de ma timidité maladive. Ah ! ma pauvre amie, c’est dur de vivre un amour exclusif inassouvi, cruellement rejeté et qui vous obsède sans cesse !
– Je compatis, répliqua-t-elle, railleuse.
Ils éclatèrent de rire et Ariellah confia à son compagnon :
– Bud Maxwell est un confrère et un vieux copain, coureur comme pas deux !
– Hé ! Tu n’es pas seule ? A qui tu causes ?
– A Teddy, mon mari… ou presque !
Le reporter lança :
– Salut, Teddy ! Ariellah est une fille formidable et vous le savez puisque vous allez vous marier. Cela me fait rudement plaisir. Félicitations.
– Merci, Bud.
– Alors, c’est quoi, ton tuyau ? reprit la jeune femme.
– Une récente vague de mutilations animales sévit au nord du Nouveau-Mexique et au Colorado.
– Ca, tout le monde le sait, Bud. La télé en a encore parlé ce matin.
– Ouais, mais le public est friand de photos choc, de détails insolites, « saignants » et…
– Tu es infâme ! grimaça-t-elle en regardant le poste téléphonique, comme si son correspondant avait pu la voir exprimer son dégoût.
– Peut-être, mais ça paie ! Bon, écoute : divers ranches ont été touchés sur un rayon de cent cinquante bornes autour de la petite ville de Dulce. Les salopards qui font ça se sont acharnés sur le bétail. Les rancheros sont fous de rage. Ce soir – et c’est ça le tuyau –, ils se mobilisent tous pour passer le secteur au peigne fin, les armes à la main. Je suis obligé de partir tout à l’heure sur un autre coup, dans le Nebraska, et ne pourrai pas couvrir l’événement. Tu peux t’en charger, en évitant de photographier de face des gars en action ?
Elle interrogea l’Australien :
– On y va, Ted ?
– C’est parti, mon chou ! fit-il en la laissant poursuivre pour aller téléphoner dans son bureau.
Ariellah revint à son correspondant :
– Banco, Bud. Tu as sûrement un contact, à Dulce, pour détenir ce genre d’informations ?
– J’ai plusieurs informateurs mais je vais te donner deux contacts de première classe ! Tu notes ?
– Le tape[3] tourne, tu peux y aller…
– OK. Il y a deux personnes à voir : le docteur Ernesto Saliente, le vétérinaire de Dulce, l’homme qui a vu et examiné un nombre impressionnant de carcasses d’animaux mutilés depuis la terrible vague des années 70 dans sa région. Il passe avec raison pour un mutologiste[4] tout à fait compétent. Saliente est un type fort serviable, très bon veto, enquêteur minutieux, perspicace, à l’esprit extrêmement ouvert, conscient que les autorités racontent des salades et bernent le public à propos de ces atrocités perpétrées sur du bétail. Son téléphone est le 505-759-3663. Appelle-le de ma part. S’il n’est pas écrasé de boulot, il te pilotera volontiers chez mon deuxième contact : Bradford Corliss.
Brad, lui, a perdu pas mal de têtes de bétail. Voici son adresse : Lookout Tower East Ranch, par la route 537. A dix-sept kilomètres au sud du petit aérodrome, sur la droite, un chemin pas très bon. Là, une pancarte fléchée indique le Corliss Ranch. Le mirador est visible de loin. Il s’agit d’un vestige rouillé de la tour de surveillance des forages pétroliers provisoirement abandonnés dans le secteur.
– Brad Corliss, tu le connais bien ?
– Aussi bien que « Doc » Saliente. Je vais d’ailleurs le prévenir que toi et ton mari – « ou presque » – serez à Dulce probablement en fin d’après-midi.
Rapportant de son bureau un bloc-note griffonné, Teddy Cowen avait entendu les dernières paroles du journaliste et il confirma, près du combiné tenu par sa compagne :
– C’est à peu près ça, Bud. J’ai téléphoné à l’aéroport. Nous serons à Dulce à dix-huit heures quinze, heure locale. J’ai fait nos réservations ; nous partons à dix heures neuf de Newark, moins éloigné que Kennedy Airport[5].
Au sud du village (une communauté principalement composée d’éleveurs de bestiaux, en pleine réserve indienne apache Jicarilla), l’aéroport de Dulce n’aurait pu être confondu avec celui de J.-F. Kennedy ! Non plus d’ailleurs que Dulce ne pouvait rivaliser – mille huit cents habitants – avec la mégalopole new-yorkaise qui en comptait près de dix millions ! Emule de Mark Twain, un humoriste avait prétendu qu’on y entendait plus souvent meugler les vaches que klaxonner les voitures et que le « parfum » de l’étable y flottait plus souvent que celui du Jasmin ! Publiée, cette boutade lui valut un jour de battre le record de la « course à pied involontaire » (détenu jusque-là par un représentant en ventilateurs venu inconsidérément faire une démonstration chez un philatéliste).
Malencontreusement tombé en panne au milieu du village, l’humoriste appela un garage depuis le bureau de poste. En l’entendant prononcer son nom, des habitants du pays voulurent lui faire un mauvais parti et il dut battre en retraite précipitamment !
Leur simple sac de voyage à la main, Teddy Cowen et Ariellah Greenstein, sortis du hall de l’aérodrome, parcoururent des yeux les rares véhicules en stationnement – une camionnette, deux taxis, quelques autos particulières – à la recherche d’un Mini-Pickup Ranger (petit 4X4 de Ford) ayant sur ses deux portières l’inscription : E. Saliente, Veterinary – DMV[6], Dulce, NM.
Rien de semblable ; le praticien devait avoir eu un empêchement de dernière minute. Ils allaient se résoudre à prendre un taxi lorsqu’ils avisèrent, un peu à l’écart, un homme d’une quarantaine d’années, en jean délavé, chemise écossaise, feutre jadis blanc, bottes en cuir « vachette » avec incrustation « reptile » qui, un pied sur le pneu avant d’une Jeep couverte de poussière, les considérait avec curiosité.
Il cessa de téter son mégot de cigare, le cracha sans façon et s’avança vers eux. Il s’agissait d’un colosse blond aux cheveux courts et bouclés. Une force de la nature, la peau tannée, cuivrée par le soleil ; une démarche souple, un faciès sympathique, un sourire révélant des dents éclatantes.
Avec son mètre quatre-vingt-dix, l’homme aurait pu sans conteste faire de la figuration dans un western de John Ford, King Vidor, Raoul Walsh ou William Wyler ! Surtout dans ce cadre typique, avec cette étendue aride devant l’aérodrome et, au-delà du village aux maisons blanches espacées, la ligne bleutée des collines et le massif de l’Archuleta Mesa. Le vent du sud-est poussait des nuages légers vers le Colorado, soulevant au sol des brindilles et des tourbillons de terre.
– Salut. C’est vous qui êtes les copains de Bud ?
Une voix un peu rocailleuse, nullement désagréable, qui collait bien au personnage.
Echange de poignée de main pendant lequel il enchaîna :
– Bienvenus à Dulce, monsieur et madame Greenstein. Bradford Corliss, mais les amis de mes amis m’appellent Brad. Faisons d’abord connaissance ; on parlera plus tard des saloperies de massacres de bétail qui vous amènent ici.
Conquis par sa simplicité, la chaleur de son accueil, le couple se sentit immédiatement à l’aise et le jeune femme rectifia, amusée par sa méprise :
– Greenstein, c’est mon nom, Brad. Et lui, c’est Teddy Cowen, mon futur mari ; mais son vrai nom c’est Philip Jackson.
Le rancher rejeta un peu son feutre en arrière, se gratta le front, assimila tout cela et hocha la tête :
– OK, Phil… euh… Je vous appelle Phil ou Ted ?
– Ted ou Teddy, comme vous voudrez, Brad.
– Va pour Teddy…
Il désigna la Jeep poussiéreuse d’un geste cocasse accompagné d’une révérence :
– Prenez place dans mon carrosse ! Sur la route, ça va encore, mais je vous préviens : quand nous emprunterons le chemin menant au ranch, le carrosse se transforme en casse-cul et… Oh ! Pardon ! fit-il en coulant un regard malheureux vers la jeune femme qui ne put s’empêcher de pouffer :
– Il n’y a pas d’offense, Brad. « Casse-cul » ne peut absolument pas être remplacé par « rompt fondement ». Ou alors, avouez que cela ferait rudement cul-cul !
Il hurla de rire, fit s’enfuir un chien errant venu renifler ses bottes et se signer une autochtone style dame patronnesse à la robe austère, gris clair, serrée au cou, ne révélant rien de ses formes sans doute aussi peu accentuées que celles d’une planche à pain ! Elle avait dû, à ce rire homérique, imaginer une plaisanterie salace de la part de cette pécheresse de la ville venue corrompre la population mâle du Comté !
Ariellah s’installa sur la banquette arrière de la Jeep, avec les sacs de voyage, tandis que Teddy prenait place à droite du chauffeur, lequel tourna la tête avant de démarrer :
– Désolé, ma voiture est pourrie, couverte de poussière ; j’aurais dû la nettoyer avant de venir vous chercher. J’ai été prévenu un peu tard par Saliente qui n’a pas pu vous accueillir dès votre arrivée. Il est chez un fermier ; vers la forêt de Carson, des feux se sont déclarés et des bêtes se sont blessés, en fuyant…
– Ca n’a aucune importance, Brad, répondit l’écrivain. Quand nous étions en Australie, nous avons eu un tout-terrain plus pourri encore !
Le rancher mit le contact :
– Vous allez voir, c’est une vraie fusée, cette putain de… Oh ! Pardon, Ariellah !
Il démarra sur les chapeaux de roue, prit un virage sur l’aile et fila vers l’est dans un nuage de poussière le long de l’aérodrome.
Un poème, ce Brad ! En accélérant, il avait dégagé le cordonnet en cuir de son vieux feutre pour le passer autour du cou, à toutes fins utiles en raison du grand vent. Il conduisait comme un fou sur la route fort heureusement bien entretenue et peu fréquentée en cette fin de journée. Un panneau, sur la droite, à l’entrée d’un chemin caillouteux, indiquait : Lookout Tower East Ranch. Corliss vira sec et s’engagea sur ce qui aurait pu constituer une piste d’entraînement pour chars d’assaut ! Il eut alors le vent debout ; la poussière et le sable assaillirent le véhicule qui cahotait de plus belle. Il n’avait pas bluffé en parlant de « casse-cul » !
Semblant indifférent aux rafales qui les souffletaient, réduisaient la visibilité, l’éleveur planta un cigare entre ses dents et cria, pour dominer le vacarme, en se tournant tout à fait vers sa passagère qu’il distingua à peine :
– La fumée ne vous gêne pas, au moins ?
Déjà à moitié suffoquée par le vent, la poussière et les grains de sable qui crissaient sous ses dents, la journaliste fit non de la tête et, pour qu’il n’y ait pas de méprise, tant elle était secouée, elle fit non de l’index. Teddy, inquiet de voir la Jeep lancée à toute allure et son conducteur regarder à l’opposé du sens de la marche, se tenait prêt, si besoin était, à redresser le véhicule en tendant la main vers le volant.
Oui, un sacré personnage ce coww-boy, avec son feutre maintenant dans le dos et son cigare allumé à un antique briquet à amadou, une pièce de musée héritée de son arrière-grand-père : Timothy Corliss dit « Flint », ainsi qu’il l’expliqua à ses passagers. Etabli au siècle dernier à Clayton, dans le Comté de l’Union et les plaines du nord-est du Nouveau-Mexique, l’aïeul fumait comme un volcan ! Important centre postal et ferroviaire des C&SRR[7], Clayton était aussi connu pour être le lieu le plus venteux des Etats-Unis ! D’où le briquet à amadou et le surnom de « Flint », ce patronyme signifiant également « pierre à briquet ».
Bradford donna un coup de frein qui déporta la Jeep vers la gauche et stoppa. Quand le nuage de poussière se fut un peu dissipé, ils virent, sur le bord du chemin conduisant au ranch, un vieil homme aux longs cheveux grisonnants, porteur d’un balluchon, le visage creusé de rides, la peau d’un roux cuivré : un Indien Apache Jicarilla, en jean rapiécé, une chemise kaki dite « des surplus », sous-entendu de l’armée. De l’armée du général Grant ou de celle du général Lee avant Gettysburg et la fin de la guerre de sécession, alors, car ses rabats de poches pectorales s’ornaient d’un insigne fantaisie en tissu représentant les deux vieux rifles croisés dont les Sudistes et les Fédérés faisaient usage à l’époque pour s’occire gaillardement !
Présence des plus banales dans le Comté du Rio Arriba abritant plusieurs réserves indiennes et tout particulièrement celle des Apaches Jicarilla.
– Saludo, amigo Quivira, lança le rancher, amical.
– Saludo, amigo Corliss.
Le conducteur commenta à l’adresse de ses passagers :
– Quivira habite une bourgade de la réserve, à cinq kilomètres du ranch. Arrivé du Mexique en 1985, il ne parle pas l’anglais. Sa langue maternelle est l’athabascan, issu du groupe linguistique Na-déné. En revanche, s’il ne comprend pas l’anglais, il s’exprime couramment en espagnol… C’est un brave type. Je l’accompagne parfois jusqu’à son pueblo… quand j’en ai le temps.
– Nous ne sommes pas tellement pressés, Brad ; pourquoi ne le reconduiriez-vous pas à son village ?
Il acquiesça et invita le vieil homme à grimper dans la Jeep. Ariellah, souriante, lui fit une place sur la banquette en casant les sacs sur ses genoux. Quivira s’assit, posant sur ses genoux lui aussi le balluchon, sorte de sac allongé confectionné à partir d’une vieille couverture aux broderies usées et fermé par deux sangles de cuir.
Avec une brève inclinaison de tête, il avait simplement prononcé :
– Gracias, señora.
Et Ariellah avait enchaîné dans la même langue, qu’elle possédait parfaitement, étonnant l’Apache qui lui répondait, finalement heureux de pouvoir bavarder avec cette extranjera (étrangère, terme sans connotation péjorative, comme gringo, gringa).
Les cahots, le bruit du moteur, ne permettaient pas au conducteur et à l’Australien de percevoir clairement leur dialogue, mais le rancher apprécia :
– Votre femme parle l’espagnol, Teddy, le vieux Quivira doit être bien content de pouvoir lui raconter l’histoire de ses ancêtres « de grandes tentes »[8]. Le nom de Quivira viendrait du français cuivre – il y a des mines de cuivre, dans le pays – ou de Kirikurus, une tribu Wichita. En fait, on n’en sait rien.
– De quoi vit-il ?
– Faut savoir d’abord que les jeunes et leurs enfants ont déserté le pueblo pour s’installer à la ville : Albuquerque, Santa Fe, Rio Rancho. Avec sa squaw et d’autres vieux du coin, Quivira fabrique des objets artisanaux, des souvenirs pour touristes : des sandales, des mocassins, des poteries, des vanneries, sacs de selle, tambours de guerre et Dieu sait quoi encore. Ces articles donnent une bonne idée de ce qu’était jadis l’artisanat de la nation indienne Apache.
A droite, sur le mauvais chemin, ils dépassèrent un baraquement en bois, aux planches disjointes, aux fenêtres démantelées, sans porte, avec, sur la façade, une inscription partiellement effacée par les intempéries : Jicarilla Apache Indian Reservation – Office of Indian Affairs. Plus bas figurait le grand sceau de la tribu Apache Jicarilla. Dans le tracé géographique de la réserve s’échelonnaient (sur le sceau), de bas en haut : deux derricks d’un champ pétrolifère, la tête d’un bœuf, deux têtes de chien (semblait-il), le buste d’un Apache de profil, avec une plume sur l’oreille gauche, enfin, deux teepees, le tout traversé par une flèche et encadré par deux bannières tribales.
– C’était la bicoque de deux fonctionnaires indiens, un petit bureau quasi inutile, qui a été d’ailleurs abandonné dans les années 50, expliqua Corliss. Quand j’étais gamin, avec des copains, on venait parfois jouer dans les parages, mais on finissait par déguerpir avec une frousse bleue, loin de cette baraque fantôme ! Une petite indienne et son frère nous avaient dit que les mauvais esprits nous tueraient s’ils nous trouvaient un jour sur leur territoire. Bien sûr, nous avions la trouille, mais personnellement, je n’ai jamais rencontré les esprits, bons ou mauvais, ici ou ailleurs. Je dis « personnellement » car l’un de mes copains d’enfance qui, un jour, s’était écarté de la bande, nous a rejoints en hurlant et en criant que les fantômes étaient à ses trousses. Nous avons tous détalé, fallait voir comment ! rit-il.
A cinquante mètres de là seulement, derrière le baraquement, l’on apercevait une tour de métal rouillée, effondrée, aux poutrelles tordues, dominant un hangar au toit de tôle ondulée, également rouillée, ses murs de parpaings ici et là en partie démolis, laissant entrevoir des machines hors d’usage, rouges d’oxydation.
– Tout ce qui reste d’un chantier de prospection de gaz naturel qui abonde au Nouveau-Mexique, mais pas dans ce secteur. On a abandonné cette station de forage-pompage presque dans le même temps qu’a été fermé le Bureau des affaires indiennes, vers 1952 ou 53, je crois. D’autres points de forage ont été dans ce cas, laissés à l’abandon avant même que les sondages aient atteint les poches souterraines profondes, les ingénieurs géologues décrétant qu’elles étaient vides. Mon père a failli avoir une attaque, lui qui espérait tant voir jaillir le pétrole ou le gaz quelque part sur nos terres ! Il s’est fait une raison et moi aussi ; l’élevage ne nous enrichira pas, mais nous vivons bien, fit-il avec philosophie.
Sur la banquette arrière, Quivira et la journaliste papotaient maintenant comme de vrais amis, riant parfois d’une plaisanterie de l’un ou de l’autre mais, à l’approche de son village, l’Indien redevint grave. Il retira de son balluchon une petite poupée, une effigie masculine revêtue de ses atours de cérémonie : pagne en daim, ceinturon de cuir, boléro à parements de fines perles de couleur, parure de tête en écorce de bouleau avec sa couronne de plumes, mocassins. La figurine portait, en outre, un sac oblong orné de perles, terminé par des franges, abritant précieusement la pipe en terre rouge sacrée du Minnesota et un sachet de kinnikinnick, un mélange de tabac, d’écorce séchée et de feuilles de sumac, un arbre ou un arbrisseau riche en tannin et utilisé en tannerie.
De par sa réelle valeur artistique et son ancienneté, cette pièce eût pu dignement figurer dans un musée d’ethnographie amérindienne !
– Accepte cette muñeca (poupée), hermana (sœur). Elle te portera bonheur. Si tu es en danger, fais appel à la Force que mon grand ancêtre chamane[9] a mis en elle. Cette Force, il la tenait de Yusn[10] qu’il avait rencontré lors de ses voyages dans le ciel des Gans[11].
Il baissa la voix, confidentiel :
– Je te dis tout ça parce que je sais que tu ne te moqueras pas de nos croyances, de nos coutumes et de nos rites qui, généralement, font sourire les Pale-Faces.
Emue, elle regarda longuement la figurine, couchée au creux de sa main et reporta ses yeux sur l’aïeul :
– Merci, hermano. Il n’y a que les tontos (idiots) pour se moquer de rites ou de croyances qu’ils sont incapables de comprendre.
Elle parut préoccupée, un peu mécontente aussi, en ajoutant :
– Je n’ai rien avec moi pouvant constituer un cadeau digne du tien, cette si bonita muñeca (jolie poupée). Consentirais-tu à recevoir en échange de l’argent ? hasarda-t-elle en ouvrant son sac.
Il posa sa main décharnée sur la sienne pour interrompre son geste :
– C’est un cadeau, hermana. Je refuse ton argent, mais je sais que tu n’as pas voulu m’offenser en me le proposant. Un autre jour, peut-être, c’est toi qui me fera un grand cadeau, sabe Dios (Dieu seul le sait).
– Merci, du fond du cœur, Quivira. Cette muñeca ne me quittera plus. A-t-elle un nom, une signification pour ton peuple ?
– Elle représente et symbolise Kupishtaya, le chef des faiseurs d’éclairs. Annonciateur de l’orage, il était vénéré, imploré par mes ancêtres cultivateurs ; pour eux, la pluie était un bienfait des dieux.
– Kupishtaya, répéta-t-elle, pour bien s’en souvenir. Mes ancêtres aussi, hermano, dépendaient de la pluie, car ils vivaient dans un lointain pays, au climat chaud, pas toujours très bien arrosé.
– Comment s’appelle le pays de tes ancêtres ?
– De leur temps, il s’appelait Joudaïa[12], l’ancien royaume de Juda, et encore plus connu sous le nom d’Israël.
La Jeep, au détour d’un chemin encaissé, aborda un creek, une sorte d’oasis à l’amorce d’un canyon où coulait un rio. En arc de cercle s’y déployaient des maisonnettes en adobe de plain-pied, au toit couvert de chaume, avec ici et là, contre les murs, des armatures sur lesquelles, tendues, séchaient des peaux de cervidés, de lièvres, de lapins.
Au long du rio, des boqueteaux de trembles et de peupliers, des bois clairsemés de noyers noirs, de saules, d’ormes, d’érables Negundo, alternaient avec des buissons, offrant une riche palette de roux et de dorés tandis que plus loin, vers les collines, des résineux, pins, sapins, conservaient le vert de leur feuillage. Pendant deux ou trois secondes, Brad Corliss afficha une sorte de perplexité, de curiosité, puis il battit des paupières, exhala un soupir bizarre, parut oublier le décor et sourit au vieil Indien :
– Te voilà chez toi, Quivira. Hasta pronto.
Le vieil homme leva la main en signe de gratitude ; il regarda plus longuement Ariellah avec dans ses yeux noirs une flamme de sympathie, puis il tourna le dos, marcha vers le pueblo. Sur la petite place de la bourgade, près de la rivière, des gamins s’amusaient, sous la surveillance de jeunes femmes qui, devant leur maison, dépeçaient un mouton, ravaudaient ou égrenaient des épis de maïs. Un très vieil Apache, en tout cas, fumait une pipe en terre rouge et un peu plus loin, deux jeunes mères, presque des adolescentes, donnaient le sein à leur nourrisson.
Sur la piste descendant des collines arrivaient trois hommes robustes, torse nu, un pagne autour des reins et un poignard à la ceinture. Un ruban d’écorce maintenait leur chevelure. Chacun était armé d’un arc avec, dans le dos, un carquois et des flèches. Ils rapportaient de la chasse deux lièvres, un pécari à lèvres blanches et, le plus grand des trois chasseurs, le plus fort aussi, transportait sur ses épaules un jeune cerf wapiti à la ramure incomplètement développée, une flèche plantée dans le flanc, sous l’épaule gauche. Scène et spectacle d’un autre âge que cette bourgade apache avec ses habitants en tenue traditionnelle, vaquant à leurs besognes, sans accorder la moindre attention aux occupants de la Jeep qui manœuvraient et rebroussaient chemin, ayant laissé l’aïeul qui émergeait de la poussière soulevée par le départ du véhicule.
– Drôle d’endroit, marmonna Ted comme pour lui-même, complètement hors du temps…
Ariellah se pencha, s’accouda sur le dossier de la banquette avant :
– Si demain nous ne sommes pas trop bousculés, j’aimerais retourner à ce pueblo pour faire des photos.
– Si ça vous chante, fit le rancher, vous prendrez la Jeep, mais il n’y a pas grand-chose à voir. Je veux dire pas grand-chose d’original.
Ariellah hocha la tête. Visiblement, elle trouvait l’Américain trop blasé. Cette petite communauté, à ses yeux de reporter à l’affût de toute originalité, lui paraissait au contraire fascinante.
– Avant de gagner le ranch, annonça Brad Corliss, je vais vous montrer la pâture où ce matin l’un de mes hommes a encore découvert une génisse mutilée…
Il braqua à gauche et emprunta un méchant sentier à côté duquel le chemin précédent méritait le nom d’autoroute ! De creux en bosses, de rocs affleurants en ornières profondes qui les ballottaient en tout sens, ils débouchèrent sur une vaste étendue d’herbe plutôt maigre avec, au premier plan, la malheureuse bête au ventre gonflé, une horrible plaie entre les pattes postérieures : ses organes génitaux et l’anus avaient été découpés.
Le patron du ranch cogna du poing sur le volant :
– Les fumiers d’enc… (il buta sur le mot, bifurqua) de… de salopards lui ont également découpé la langue au niveau du larynx !
A plusieurs centaines de mètres, près d’une haie, un grand nombre de vaches, de génisses et de veaux ruminaient ou somnolaient tandis que d’autres léchaient des blocs de sel attachés à des piquets, à leur hauteur, près d’un arroyo. Les bovins avaient en effet besoin de s’hydrater, de boire dans le ruisseau et lécher la « pierre de sel » les incitait à se désaltérer plus régulièrement.
– Vous voyez, les bêtes se tiennent à l’écart de la génisse mutilée et pas un coyote, pas un prédateur ne l’approchera. Même les chiens passent au large des victimes des massacreurs, comme s’ils flairaient quelque chose de maudit ! Et c’est sûr que, faire des trucs pareils, d’une telle sauvagerie, c’est diabolique.
Il s’adressa plus spécialement à la jeune femme et scanda ses paroles en agitant son index :
– Mais dans votre article – et ça, je l’ai déjà exigé de Bud – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : les sectes de cinglés qui font des sacrifices de coqs ou de chiens n’ont rien à voit avec ces atrocités ! Même les sortes de hippies crasseux et chevelus qui adorent Satan et font des messes noires en baisant en chœur n’ont rien de commun avec ces mutilations. D’ailleurs, ici, on n’est pas en Californie où les jobards fleurissent comme les mauvaises herbes ! Paraît même que des loufoques adorent le nombril, c’est vous dire ! Mais si c’est le nombril de leurs voisines, c’est moins grave ! Non, ici, y a que des gens normaux, depuis quelques années.
– Et avant ?
– Avant Ted, y avait bien une quinzaine de tordus qui prétendaient vivre en communauté avec leurs pouffiasses (il toussota, se reprit après un furtif coup d’œil à la journaliste), avec leurs chicks (nanas), leurs fags (homosexuels), tous dopefiends (toxicomanes), mais ça n’a pas duré.
– Ils sont revenus dans le droit chemin ? questionna Ariellah, avec un petit sourire en coin.
– Oui… Enfin, on les y a un peu aidés, une nuit où, bourrée d’herbe, ils étaient venus faire du bordel à Lumberton, un bled pas loin d’ici, et à emmerder des filles de la chorale, revenant d’une répétition. On les a… vaguement bousculés, en les raccompagnant hors du village, sans même leur donner l’adresse d’un dentiste. Pourtant, je vous jure qu’ils en avaient tous besoin ! On les a plus vus.
– Ils n’ont pas porté plainte ? s’enquit Teddy.
– Pensez-vous ! On avait pris la précaution de piquer leur carte d’identité et de relever soigneusement leurs nom et adresse, en leur garantissant qu’au cas où ils voudraient nous casser les burnes… Oh ! Pardon ! Nous casser les pieds, on les retrouverait facile et cette fois, ce ne serait pas d’un dentiste dont ils auraient besoin, mais des pompes funèbres !
Et puis, vous croyez que ces drogués – ou qui que ce soit, d’ailleurs – auraient pu charcuter ces pauvres bêtes de cette façon-là ? Sans que ça saigne, sans trace de sang sur le pelage ou par terre et avec plus une goutte de résiné dans le corps ?
Pour croire ça, faudrait être con comme ces « experts » de la ville qui prétendent que ce sont des coyotes, des renards, les coupables ! Des renards ou des coyotes savants échappés d’un cirque, alors et rudement bien dressés pour se servir d’un bistouri !
Il fit une pause, s’éclaircit la voix et rappela :
– On est bien d’accord, pour cette nuit ? S’il y a du grabuge et si on tire… un peu plus bas qu’au-dessus de la tête des fumiers de mutilateurs, vous faites gaffe : ni moi ni aucun de mes gars ne doivent être reconnaissables sur vos photos, OK ?
– Parole, Brad. Bud nous a déjà fait part de vos exigences. Notre rôle de journaliste est de rendre compte de la réalité, pas de trahir nos sources. Ne vous inquiétez pas.
Quand la Jeep stoppa dans la cour du ranch, une trentaine d’hommes étaient déjà là, en jean pour la plupart, faisant cercle autour d’un énorme barbecue sur les grilles duquel cuisaient des côtes de bœuf, des côtes de mouton et des gigots tandis qu’un second barbecue, plus « familial » dans ses dimensions, était réservé à la cuisson des saucisses. Une énorme corbeille contenait une imposante quantité de petits pains.
Miguel Mancaniello et un jeune vaquero surveillaient ces grillades, aidés par Ellen, l’épouse de Corliss et ses filles Rosy et Cora, respectivement âgées de quatorze et dix-sept ans.
Au premier abord, l’on aurait pu croire à une garden-party entre voisins,heureux de se retrouver en fin de semaine pour partager un barbecue et boire un pot, encore que la gent féminine n’y soit pas très abondamment représentée. Un examen plus attentif révélait que chacun de ces hommes et les deux femmes (minces, cheveux poivre et sel, l’air décidé) portaient à leur ceinturon soit un pistolet, soit, pour la majorité d’entre eux, un revolver, Smith & Wesson, Colt, Ruger (peu nombreux) et 357 Magnum.
Plus d’un, sans nul doute, songeait avec émotion à ses aïeux du temps de la conquête de l’Ouest ; la plupart fuyant l’Europe, notamment l’Angleterre du XVIIe siècle, avec ses troubles politiques et religieux, générateurs d’intolérance, d’injustice ; fléaux que les émigrants retrouvaient parfois sur le sol du Nouveau Monde, contraints par exemple de fuir la théocratie autoritaire de Boston pour faire sécession et fonder alors le Connecticut et Rhode Island.
Certains devaient aussi évoquer une époque plus récente, les XVIIIe et XIXe siècles où les cow-boys devaient lutter, se défendre contre les outlaws ou des propriétaires terriens peu scrupuleux et toujours prêts à spolier leurs voisins ! D’où règlements de comptes, justice expéditive, les armes à la main !
Un coup d’œil circulaire pemettait là aussi de découvrir, le long des murs, des fusils de chasse, des Winchester, des riotguns de gros calibres et autres Mossberg, Remington, des fusils de l’armée, M14, M16 et même un vieux M3 A1, le pistolet-mitrailleur calibre 45 (exceptionnellement 9 m/m) fabriqué par L’Ithaca Gun Co pour la guerre de Corée ! Un armement hétéroclite où l’on ne trouvait tout de même pas le modèle à canon courbe étudié en 1945 pour les combats de rue, d’après un modèle déjà réalisé en Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale.
Nombre de ces hommes – plusieurs en treillis militaires – ne virent pas d’un très bon œil ce couple bardé d’appareils photo débarquant de la Jeep avec le propriétaire du ranch. Ce fut sans enthousiasme qu’ils saluèrent les nouveaux venus, restant sur la réserve. Cette attitude suspicieuse, voire inamicale, ne surprit pas vraiment le couple. Brad présenta Ariellah et Teddy à l’assistance, puis haussa le ton pour dominer les murmures qui, ici et là, s’étaient fait entendre :
– Une minute, les gars ! Râlez pas ! Le mois dernier, à ma demande, c’est mon copain Bud Maxwell qui est venu ici, lors de la reprise des mutilations. Bud et moi, on a fait les commandos ensemble, au Laos, en 1977, avec ce qui restait de l’armée secrète de Vang Pao, dans la plaine des Jarres. Bud et moi, on est comme des frangins et dans son article, il n’a cité aucun nom, pas vrai ?
Il y eut des « mm, mm » de confirmation et Corliss poursuivit :
– Il était parmi nous, pourtant, quand nous avons fait le serment de casser la tête aux fumiers de mutilateurs si nous parvenions à les coincer. OK ?… Bon. Mon copain Bud n’a pas pu venir et il nous envoie deux potes à lui : Ariellah et Teddy Cowen. Ariellah est journaliste free-lance. Son mari, peut-être que vous avez lu ses bouquins, est romancier, mais il se passionne pour tout ce qui est étrange, inexpliqué. Il fait des enquêtes à titre personnel, pour sa documentation, pour… Pour écrire ses romans, quoi.
Et tous les deux m’ont donné leur parole : s’ils publient un article, ils ne révéleront que les faits, sans nommer les lieux ni aucun d’entre nous. Bud leur a fait confiance et Bud est mon pote. Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je ne leur ferai pas confiance, moi aussi. Alors, vous cessez de faire la gueule, vous partagez avec eux le casse-croûte, la bière ou ce que vous voulez et vous finissez de marmonner comme les grenouilles de bénitier à confesse, OK ?
– Bien parlé, Brad ! lança un fermier moustachu, maigre, les jambes arquées, les cheveux grisonnants, image même du vieux cow-boy traditionnel et sympa.
Il s’avança, revolvers sur les hanches, Stetson défraîchi découvrant son front et cligna de l’œil à l’écrivain :
– J’ai lu vos livres, Cowen. Vos personnages sont épris de justice et foutent chaque fois une dérouillée aux méchants. Je connais les hommes et je ne crois pas me tromper : vous êtes un type bien. Alors, je vous dis, à vous et à votre gentille dame : merci de vous intéresser à nos problèmes, et peut-être de nous aider dans la recherche des coupables ! Nous en avons plus que jamais besoin après le suicide du Président qui, lui, semblait décidé à tout faire pour découvrir et châtier les massacreurs de bétail !
Il y eut de timides applaudissements, suivis de claquements de mains plus nombreux, plus énergiques, qui se muèrent enfin en ovation quasi unanime. La glace était rompue et à son tour, Teddy Cowen leva la main pour réclamer la parole, tandis que d’autres rancheros arrivaient, venant de grossir le groupe.
Le silence rétabli, l’écrivain déclara :
– Votre démonstration chaleureuse nous touche et Ariellah et moi vous en remercions. Brad l’a dit : nous avons donné à Bud notre parole d’honneur que nous ne trahirions aucun d’entre vous. Quoi qu’il arrive, les mutilations animales sont l’un des plus irritants et révoltants mystères de notre époque. Ce phénomène sévit essentiellement aux States, dans cet Etat et dans les Etats voisins, mais ces forfaitures, en quelque manière, concernent peut-être aussi l’ensemble de la nation. Et vous, mes amis, prêts à la lutte, vous agissez comme autant de patriotes lucides et désireux de protéger leur famille, de conserver leur patrimoine, leurs biens, leur dignité. En un mot, d’être fidèles à la Constitution !
Il fit une courte pause, songeur et ajouta :
– Qui sait si, un jour, tous les citoyens ne seront pas obligés de participer à une lutte actuellement encore inimaginable mais qui, pour certains, a déjà commencé ?
L’Australien esquissa un sourire, comme pour regretter de s’être laissé emporter par sa verve :
– Pardonnez-moi, les amis. Mon intention n’était pas de vous faire un discours et je ne suis pas candidat aux prochaines élections ! Alors, je n’ai que trop parlé et vous devez être impatients d’ouvrir ces agapes, préparées par Ellen, l’épouse de notre hôte, ses filles et leurs aides que nous pouvons remercier !
Lorsque les applaudissements se furent tus, Ariellah confia à son compagnon, intriguée :
– Avec tes airs de tribun, sais-tu que tu ferais, en vérité, un excellent candidat si tu oeuvrais dans un parti politique ? Tu maîtrise le verbe en public, tu sais relâcher la vapeur, faire sourire ou rire au bon moment… et tu connais même le prénom de madame Corliss. Tu m’épates, mon chéri !
Il lui donna un bref baiser en riant :
– Pendant qu tu séduisais de façon éhontée ce bon Quivira, en roulant vers son pueblo, dans le but de le faire parler, de mon côté, j’apaisais les craintes de Brad quant à notre rencontre avec ces fermiers et éleveurs rendus furieux par la reprise des mutilations du bétail. Ils n’étaient pas très chauds à l’idée d’avoir deux journalistes sur le dos. J’ai aussi interrogé Brad sur sa famille, appris que son épouse se prénommait Ellen, sa fille aînée de dix-sept printemps, Cora et la cadette de quatorze ans, Rosy.
Brad vint les chercher, les pousser vers les barbecues afin de leur présenter Ellen, brune, aussi grande que lui ou presque, rieuse et solide mère de famille légèrement rondelette, tout à fait charmante. A l’instar de son mari, elle était directe, franche, avec cependant un langage plus châtié.
Elle prit familièrement le bras d’Ariellah et s’informa, en désignant d’un mouvement de tête son compagnon :
– C’est bien vrai ? Ted ne se présentera pas un jour dans le Comté, aux élections ?
– C’est la plus stricte vérité, Ellen. Pourquoi cette question ?
– Parce que avec un candidat comme lui, baratineur, séducteur au point de renverser la situation et de se faire des alliés parmi tous ces lourdauds armés qui menaçaient de lui flanquer leur poing dans la gueule, il aurait toutes les chances de décrocher la timbale !
– Et Brad ?
– Quoi, Brad ?
– C’est un meneur d’hommes, répliqua la journaliste, il sait leur parler et ils accourent à son appel. Ce sont là aussi des qualités pour un candidat aux élections municipales. Pourquoi ne se présenterait-il pas pour enlever la mairie de Dulce ?
Elle éclata de rire :
– D’abord, parce que nous avons un bon maire, ensuite, parce que Brad n’a pas ce genre d’ambition. La bonne marche de notre ranch lui suffit et il n’a pas tort. Et puis, les municipales, ce n’est que le premier cran de l’engrenage. On est élu maire et quelques années plus tard, on veut être sénateur et après, on regarde sans cesse du côté de Washington ! Dites-moi, Ariellah, vous nous voyez à la Maison-Blanche, Brad et moi ?
Elle laissa la jeune femme rire à son aise et interpella un vaquero assis à même le sol, adossé au mur avec, à ses pieds, plusieurs boîtes de bière vides :
– Hé ! Sam Dayton ! Tu crois que c’est la meilleure façon de se préparer à une nuit de surveillance, un flingue à la main ?
Il leva sur elle un regard qui avait du mal à conserver la cible à la bonne place, étouffa in extremis une éructation qui lui fit monter les larmes aux yeux et bégaya :
– Tantan… T’en fais ppppaaas, July, je… Je viserai juuuuuuuste, sisisi… s’il le fffffaut !
– C’est pas ta July, espèce d’ivrogne, c’est Ellen, sa tante et ta patronne ! Si je te reprends à écluser, Sam, tu passes la nuit dans la grange ! Et pour t’aider à roupiller, je te foutrai deux baffes !
Ariellah et Teddy continrent leur envie de rire, amusés par la verve énergique de cette maîtresse femme qui exerçait son autorité sur une trentaine de ranchers au côté de son mari : ranchers d’origine américaine pour les trois quarts mais aussi d’origine apache et hispano-américaine pour les autres.
L’Australien avisa, un peu tardivement, le gonflement anormal de la poche pectorale gauche de la veste-reporter à poches multiples que sa compagne avait revêtue à la nuit tombée :
– Tu as déjà pris une provision de films avant de garnir les autres poches avec les accessoires photos ?
– Non, il s’agit du fétiche que Quivira m’a donné, fit-elle en lui montrant la muñeca figurant Kupishtaya, le « faiseur d’éclairs ». Une très belle pièce ethnographique chargée d’une force de protection par un ancêtre chamane de ce vieil Apache rempli de sagesse. C’est du moins ce dont il est persuadé. Tu y crois toi, chéri ?
Teddy entoura de son bras ses épaules :
– Souviens-toi, en Australie, nous avons rencontré à deux reprises des aborigènes qui me connaissaient un peu. Ils nous ont invités ; nous avons passé une nuit autour du feu et je t’ai traduit leurs contes, leurs conversations. L’un d’eux s’est levé, a paru écouter, les yeux fixés vers le nord-est, affirmant qu’un sien cousin s’approchait. Il marchait depuis des jours et seraient là, près du feu, avant que la Lune n’atteigne le haut du ciel…
– Et c’est bien ce qui s’est produit, murmura-t-elle, pensive. Le cousin en question est arrivé, couvert de poussière, harassé de fatigue, avant que la lune ne soit au zénith. J’avais entendu dire que les aborigènes – une partie d’entre eux au moins – communiquaient par télépathie, ou bien qu’ils pouvaient, par projection mentale, explorer, surveiller leur territoire. Et nous venions d’en avoir une éclatante démonstration[13].
– Tu connais donc ma réponse : je crois à ce genre de choses parce que ces choses-là existent. Et ce ne sont pas les divagations rationalistes d’un scientiste borné qui effaceront la réalité objective de ce à quoi nous avons assisté, sans trucage ni erreur possible. Quant à la « charge » de cette figurine, pourquoi pas ? Il existe bien des objets maléficiés, entraînant pour leur possesseur des déboires ou des malheurs répétés. L’inverse est probablement plausible, même si nous ne comprenons pas le mécanisme de ce phénomène.
Rosy, la cadette de la famille Corliss, sortit en courant du ranch et cria à son père :
– Viens vite, papa. Cora a capté un appel de « Black Hole »[14]. Il veut te parler…
Le rancher, d’un signe de tête, invita le couple à l’accompagner tout en expliquant :
– « Black Hole », c’est le nom-code de mon ami Crivello dans cette opération, tout comme le mien est « Toptop » en raison du fait que notre poste d’observation, tout à l’heure, sera le plus élevé. « Black Hole » lui va très bien puisqu’il vit à La Cueva, nom espagnol désignant une grotte ! Son bled est au pied de la chaîne Sangre de Cristo, le Sang du Christ, à cent kilomètres d’ici, vers le sud-est. S’il m’appelle sur ondes courtes, c’est qu’il est déjà en planque dans la nature. Chaque poste de guet a reçu un nom de code. A Dulce, comme je viens de vous le dire, mon identification personnelle est « Toptop » et celle de ce secteur : « Major I ». « Black Hole » étant en quatrième position vers le sud-est, son secteur est baptisé : « Major IV ». Ainsi, nous conserverons tous l’anonymat, pour le cas où nos brefs échanges de messages parviendraient à de oreilles indiscrètes…
L’émetteur-récepteur du ranch était installé dans la pièce du fond, après le living et le salon ; pièce tenant également lieu de bureau passablement encombré de classeurs, de cartes topographiques, de paperasses qui s’empilaient sur une petite machine à écrire portable, mécanique, sans doute assez peu utilisée.
– Ah ! Voilà « Toptop », « Black Hole », annonça Cora, l’aîné des Corliss, parfaitement au courant des modalités de l’opération en cours.
Elle céda la chaise à son père en souriant aux visiteurs, un peu gauche, tandis que Brad, délaissant le casque, basculait sur haut-parleur et prenait le micro :
– « Toptop » à l’écoute, « Black Hole ». Du nouveau ?
Crivello, d’une voix nasillarde, répondit dans le haut-parleur :
– Nous sommes en poste sur une barre rocheuse et dominons la vallée. La nuit est très claire, nous apercevons nettement mon ranch à la jumelle. Il y a moins de cinq minutes ; l’un de mes hommes, dans la vallée, m’a signalé l’approche d’un hélico, sans feux de position réglementaires, sans aucune marque sur ses flancs. Il tourne toujours aux abords de mes pâturages, là où nous avons laissé les bêtes, comme convenu…
La voix de Walter Crivello s’éloigna ; il parlait avec un autre correspondant, par talkie-walkie, et l’on entendit un juron lointain, puis la voix de Crivello, assez faible :
– Merde ! Qu’est-ce que tu dis ? Je te reçois 2 sur 5…
Corliss, Teddy Cowen, Ariellah et les deux jeunes filles attendaient, anxieux, prêtant l’oreille. A l’évidence, le ranchero de La Cueva dialoguait avec l’un de ses hommes répartis dans la vallée.
– « Toptop ? » Tu es toujours là ?
– Oui, qu’est-ce qui se passe ?
– Ce putain d’hélico ! Il vient de me piquer un veau ! De l’enlever comme ça, sans rien !
– Comment ça, sans rien ?
– Je te le dis : sans rien, sans élingue, sans palanquée, sans que dalle, merde ! Le veau a été comme qui dirait « aspiré ». Et l’hélico a pris de l’altitude pour disparaître derrière une crête, vers le nord-ouest !
– Et les bonbons, « Black Hole », les bonbons ? s’enquit Corliss.
– Pas eu le temps de les distribuer ! Je coupe, « Toptop ». Si j’ai du nouveau, je te rappelle. Terminé.
– OK, « Black Hole ». Terminé, je coupe.
Il resta un moment pensif, inquiet tandis que Teddy Cowen répétait une question pour la seconde fois :
– Les bonbons, je suppose qu’il s’agit d’un code pour désigner les munitions ? Autrement dit, « distribuer les bonbons », cela veut dire « tirer sur un objectif » ?
– C’est bien ça, Ted. Je vais prévenir mes gars et les envoyer aux divers postes qui leur ont été assignés pour bien surveiller le secteur. Nous, nous allons prendre position à l’est, sur la tour-mirador des anciens forages pétroliers qui domine le secteur. Et les bonbons, faites-moi confiance, on va en avoir un wagon à notre disposition…
[2] Cf. : L’Empire clandestin : 5 ans avec les services secrets au cœur du crime organisé, par James Mills, éditions Albin Michel. Ouvrage documentaire.
[4] Mutologiste : de mute, abrégé américain de « mutilation » ; désigne un spécialiste des mutilations animales, liées à l’ufologie. L’une des meilleures organisations de recherches en ce domaine est le Project Stigmata, créé par Thomas Adams, PO Box 1094, Paris, Texas 75460 / USA. Sa revue Stigmata est à la fois passionnante et édifiante.
[5] Abréviation couramment employée pour John Fitzgerald Kennedy Airport. Au sud de Manhattan, le Holland Tunnel évite les importantes gares de triage d’Hoboken et de Jersey City, cette dernière étant « enjambée » par l’une des voies rapides desservant Newark, à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Manhattan.
[7] Abréviation pour Colorado and Southern Railroad (ligne ferroviaire du Colorado et des régions méridionales).
[9] Sorcier, homme-médecine/guérisseur, ayant subi une initiation particulière. Apte à effectuer des « sorties en astral » ou dédoublements, le Shamane (ou Chamane), rapporte de ses « périples », parfois, des connaissances stupéfiantes difficilement explicables.
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